Gargantua à Liliput

Résultat de recherche d'imagesShafak, Elif. Lait noir. Valérie Gay-Aksoy (trad.). 10/18 Domain étranger. Paris : Phébus, 2009, 352 pp.

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Dans le folklore turc, le lit des accouchées récentes est décoré des cordes aux colifichets en verre, de petits sacs remplis de cumin et des clochettes. Au moins deux vieilles femmes montent garde afin d’éviter que les mauvais djinns s’emparent de la jeune mère. Quand ils essaient de se l’approprier, ils tirent fortement des cordes du lit : les grelots sonnent, le cumin se répande au sol et les vieilles dans l’habitation tirent de l’autre bout. Le combat dure quarante jours et si les vieilles ne cèdent pas, les djinns se fatiguent et peu à peu quittent les lieux. Mais si les mauvais génies le remportent, le lait de la mère commence pour s’épaissir et se cailler jusqu’à prendre une couleur noire. Son cœur finit par pourrir et elle devient la proie des djinns. Elif Shafak tire le titre de son livre de cette croyance populaire : Lait noir.

C’est une tâche difficile de dire à quel genre classer Lait noir. « Ce livre n’est pas un roman », affirme l’auteur dans une épigraphe (p. 33). Est-ce un essai ? De la fiction, de la fantaisie ? C’est que ce livre, c’est un texte ambigu lu à plusieurs vitesses : légèrement ou sérieusement, de l’érudition aux anecdotes. La première impression nous dit que c’est une autobiographie, car le récit oscille de la première à la troisième personne, les souvenirs se succédant aux biographies et aux dialogues absurdes.

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Elif Shafak. Source

Dès les premières pages, Shafak explique la raison pour publier Lait noir. Il résulte de la dépression postnatale qu’elle a subi après la naissance de sa fille en 2006. En effet, ce livre sert de prétexte pour réfléchir sur le besoin d’écrire ; après un certain temps — dix mois —, devant la terrible expérience de la dépression et la responsabilité d’être mère, ce besoin s’est imposé chez Shafak avec force et comme une source d’inspiration.

Le point de départ du livre c’est la perfection exigée par la société aux femmes, et plus particulièrement aux mères : elles n’ont pas le droit à se tromper. Cela est le produit de l’impossibilité de dire du mal de la maternité, car on ne considère que le côté aimable et heureux. Entre ironie et tristesse, Shafak imagine un jeu cruel dont le score évalue les erreurs commises par les mères en prenant soin de leurs bébés (p. 285) :

  • Prendre brusquement bébé de son berceau et provoquer chez lui des vomissements : -15 points
  • Houspiller et morigéner les autres pour se dédouaner de ses propres erreurs : -25 points
  • Ne pas se sentir à la hauteur : -30 points
  • Paniquer dès que bébé se met à pleurer et faire redoubler ses pleurs : -50 points
  • Comme bébé pleure de plus belle, éclater à son tour en sanglots et ne plus pouvoir s’arrêter alors même que bébé s’est déjà calmé : -70 points

De la même façon qu’une dépression constitue une étape obscure entre deux moments au moins normaux, Shafak décide que Lait noir soit un témoignage destiné à disparaître (« Ce livre a été écrit pour être oublié sitôt lu », p. 9). C’est le récit de la traversée du purgatoire. Enfin, c’est l’histoire d’une « saison éphémère » (p. 10).

Cependant, cette approche donne lieu à des incohérences. Kate Clanchy, critique littéraire du journal The Guardian, remarque que pour être un livre sur la dépression postnatale, Lait noir dédie très peu de place à cette maladie : seulement quelques pages dans les chapitres finaux sous la forme d’une allégorie parmi autant d’autres employées dans le livre. Dire plutôt que c’est un récit des origines de la dépression de Shafak et non de la maladie elle-même serait donc plus exact.

Lait noir a le mérite de souligner l’aspect universel de la maternité. Cela veut dire que Shafak se présente comme une personne dont il se trouve être une femme, telle une écrivaine qui découvre d’autres traits de sa féminité grâce au fait de devenir mère. Cette réflexion naît de la question posée lors d’une conversation avec la doyenne des belles-lettres turques Adalet Agaoglu (n. 1929) : est une femme capable de mener en même temps et avec succès la maternité et une carrière littéraire ? (Lait noir, p. 56). Pour répondre, Shafak s’interroge à propos des possibles rapports entre grossesse et l’art d’écrire par deux voies : la première introspective et personnelle, en détaillant ses réactions et pensées, la seconde externe et historique, à travers des exemples de biographies d’auteurs célèbres.

Shafak commence par montrer son « monde intime », c’est-à-dire plusieurs aspects de sa personnalité avant, pendant et après que la maternité est devenue une vraie option dans sa vie. Pour cela, elle met en scène ce qui constitue sans doute la qualité formelle la plus distinctive du livre : un « chœur de voix intérieures ». Composé par des femmes miniature imaginaires, ce « harem interne » incarne plusieurs aspects du caractère de l’auteur. Nous rencontrons alors Miss Cynique Intello, Miss Ego Ambition, Miss Intelligence Pratique, Dame Derviche, Maman Gâteau, ou Miss Satin Volupté. Leurs dialogues absurdes, leurs débats et bagarres — parfois à coups de poing — peuvent amuser et atteindre une certaine profondeur et subtilité.

Clanchy signale que, contrairement à ce qu’il prétend, le chœur de voix intérieures tourne au détriment de l’aspect intime du récit. Les femmes miniature apparaissent dans les moments où Shafak se sent menacée ou inconfortable. De plus, toute allégorie représente un état d’âme différent à celui de l’auteur, alors Shafak finit par révéler moins d’elle-même que ce qu’elle voulait.

Le second chemin explore de manière plus ou moins savante d’un choix de biographies de femmes de lettres ; plus précisément, de l’attitude de quelques-unes vis-à-vis de la maternité. Nils C. Ahl, critique au Monde, affirme que « la littérature n’est rien d’autre qu’un être humain qui écrit ». À partir de cette idée, on peut dire que l’exercice collectif de rédaction est au cœur de cet art et il prolonge cet « être humain qui écrit ». D’après Ahl, Shafak s’approprie d’« un moi universel, d’un moi qui écrit, celui de l’auteur, mais pas seulement – celui de Virginia Woolf, de Sylvia Plath, de Simone de Beauvoir, et de nombre d’autres femmes écrivains » et dont elle fait partie à travers son travail quotidien. En effet, dans les pages de Lait noir se succèdent des auteures réelles ou fictives — depuis Firuze, sœur hypothétique du poète turc Fuzuli (1494-1556), jusqu’à J.K. Rowling (1965), en passant par Sofia Tolstoï (1844-1919) ou Virginia Woolf (1882-1941) —, toutes avec une réponse personnelle à la maternité qui va du rejet absolu à la soumission, la surprise ou encore l’acceptation involontaire.

Cependant, Clanchy remarque que le choix d’auteurs majoritairement est d’origine occidentale et Shafak s’efforce de les accorder à son récit de la même manière qu’elle le fait avec ses femmes miniature. Par exemple, lors d’un banquet imaginaire entre les écrivaines Simone de Beauvoir (1908-1986), Yuki Tsushima (1947-2016) et Sevgi Soysal (1936-1976), où elle les fait partager des positions inconciliables dans la vraie vie (Lait noir, pp. 162-166). Difficilement, affirme Clancy, de Beauvoir pourrait admettre que toute réponse à une question est appropriée.

D’après Clanchy, Shafak oublie que de la même façon que le monde de la maternité, celui de la dépression postnatale n’est pas lilliputien comme ses femmes miniature, mais gargantuesque ; ce n’est pas le point de faire le portrait de poupées, mais de reconnaître des monstres. « Les problèmes de la maternité et de l’individualité sont plus grands, plus politiques, plus viscéraux et intimes » que le récit de Lait noir. Malheureusement pour Shafak, d’un côté l’hétérogénéité de styles en si très peu d’espace fait le message difficile à comprendre — cela vaut la peine de se soucier, ou c’est juste un conte à dénouement heureux ? — . De l’autre, son obsession pour raconter sa vie en bagarres entre lutins de caricature ne rend pas service au lecteur. D’où le fait de réserver une place si petite aux hommes — une seule page à la fin du livre, dans l’épilogue clôt par la phrase bienveillante « donnerait pour un autre livre » (p. 347) — malgré l’intention de présenter la maternité comme une expérience universelle.

Pour finir, Lait noir offre quelques fragments brillants par sa forme. Par exemple, le chapitre à propos de Firuze (« La sœur de Fuzuli », p. 57-67), la sœur fictive du poète turc Fuzuli (1483-1556) c’est un de ces éclats. Pour l’écrire, Shafak s’est inspiré de l’essai de Virginia Woolf A Room of One’s Own, où Woolf imagine Judith, la sœur de Shakespeare, afin d’illustrer la destinée d’une femme aussi compétant qu’un homme. Un autre exemple c’est le chapitre « Ce que savent les pêcheurs ». Dans à peine une dizaine de pages l’auteur va d’une réflexion sur Sofia Tolstoï, à une scène absurde entre les femmes miniatures, en passant par une touchante description du lever du soleil à Istanbul et une belle parabole sur les pêcheurs qui explique l’effort quotidien d’écrire malgré de maigres résultats (Lait noir, p. 107-119).

Christophe Frey, Estambul. Source

C’est un autre fragment que je veux garder, un paragraphe sur Istanbul, dont on dirait une carte postale de n’importe quelle mégalopole comme Sao Paulo, Mexico, Le Caire ou New Delhi. Ce passage montre, encore une fois, la capacité d’Elif Shafak pour s’adresser à des lecteurs de tout le monde :

Des gens qui s’agitent de tous côtés, des bus pleins à craquer, des bâtisses tristes à pleurer, des rues étriquées, des étals ambulants inondés de contrefaçons de Gucci, de Versace bon marché ; des enfants des rues armés d’un chiffon sale qui essaient de grappiller quelques sous en nettoyant les vitres des voitures ; des agents de la police municipale, las et blasés de faire la chasse aux marchands ambulants ; des panneaux publicitaires vantant les fabuleux produits d’une existence radieuse ; une ville ni moderne ni traditionnelle qui tâche d’opérer la synthèse entre ses contradictions, des embouteillages, des tuyaux qui éclatent… Des Stambouliotes qui la mettent à mal et Istanbul qui tient le coup malgré eux, et puis un perpétuel chaos, rien qu’un perpétuel chaos… Voilà ce que je vois quand je regarde autour de moi. Qu’attend-elle donc que je dise ?

Liste d’auteurs cité.é.es par Elif Shafak

  1. Friedrich Nietzche (épigraphe p. 21)
  2. Adalet Agaou (1929)
    • Se coucher pour mourir 1973
    • Non, 1987
    • Un été romantique à Vienne, 1993
    • « Deux feuilles », nouvelle, Siècle 21, n 8, Esprit des Péninsules, 2006
  3. Fuzuli (ca. 1480-1556), pseudonyme de Mehmet Bin Süleyman
  4. Leylâ ve Medjnûn.
  5. Virginia Woolf
  6. Firuze (sœur fictive de Fuzuli)
    • Une chambre à soi
  7. Hafiz (1325-1389), poète
  8. Nesimi (fl. 1339-1344, probablement décédé en 1418), poète
  9. Namik Kemal (1840-1888), poète, journaliste, romancier et dramaturge
  10. Musa Kâzim, grand mufti d’Istanbul
    • Liberté-Egalité
  11. Fatma Aliye (1862-1936), première femme romancière turque
  12. Ahmed Midhat (1844-1912), romancière et journaliste
  13. Nadine Gordimer
  14. Margaret Atwood
  15. Anita Desai
  16. Jhumpa Lahiri
  17. Ann-Marie Mac Donald
  18. Maureen Freely
  19. Halide Edip Adivar (1884-1964), romancière, dramaturge et traductrice
    • Rue de l’épicerie aux mouches
    • La Maison aux glycines
    • Handan
  20. Sevgi Soysal
    • Tante Rose
    • L’Aurore
  21. Şebnem İşigüzel (1973)
  22. Feride Çiçekoğlu (1951)
  23. Ursula K. Le Guin
  24. Emily Dickinson
  25. Charlotte Brontë
  26. Dorothy Parker
  27. Lillian Helman
  28. Patricia Highsmith
  29. Iris Murdoch
  30. Jeanette Winterson
  31. Zadie Smith
  32. Amy Tan
  33. Kiran Desai
  34. J.K. Rowling
  35. Toni Morrison
  36. Sylvia Plath
    • Ariel
  37. David Rieff
  38. Susan Sontag
  39. Guy Raphael Johnson
  40. Maya Angelou
  41. Muriel Spark
  42. Pearl S. Buck
    • The Good Earth (trilogie)
    • This Proud Heart
    • The Townsman
  43. Iris Murdoch
  44. John Bayley
  45. Ludwig Wittgenstein
  46. Ömer Seyfettin (1884-1920)
    • L’Étrille
  47. Walter Benjamin
  48. León Tolstoï
  49. Sofia Adreïevna Bers, femme de Tolstoï et sa secrétaire personnelle. Elle n’a pas laissé d’œuvre écrite, mais elle était chargée de transcrire plusieurs fois les romans de son mari.
  50. Ted Hughes
  51. Mary Ann Evans, alias George Eliot
  52. Nihal Yeğinobalı, alias Vincent Ewing
    • Young Girls
  53. Amantine Aurore Lucile Dupin, alias George Sand
  54. Jane Austen
  55. Anaïs Nin
  56. Simone de Beauvoir
    • Le Deuxième sexe
  57. Jean-Paul Sartre
  58. Raymond Aron
  59. Yuko Tsushima
    • L’Enfant de fortune
  60. Julia Kristeva
  61. Zelda Sayre Fitzgerald
  62. Francis Scott Fitzgerald
    • The Great Gatsby
  63. Ernest Hemingway
  64. Alissa Zinovievna Rosenbaum, alias Ayn Rand
    • The Fountainhead
    • Atlas Shrugged
    • Hymne
  65. Doris Lessing
  66. Emine Semiye

 

Collectionneur ou archéologue

Alain Schnapp, « Introduction. L’archéologie et la présence du passé », La conquête du passé. Aux origines de l’archéologie. Paris: Carré, 1993, 11-38

Alain Schnapp, archéologue français né en 1946, est considéré aujourd’hui une des grandes autorités dans son champ. Élève de Paul Vidal-Naquet, Schnapp est professeur d’archéologie grecque à l’Université Paris 1 et il a été directeur de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA). La conquête du passé est l’un de ses livres le plus connus et il y présente une longue et riche réflexion sur l’histoire de l’archéologie et son rapport à l’histoire.

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Piero di Cosimo, Vulcain et Éole éducateurs de l’humanité, ca. 1495-1500. Source

Le colectionneur

Dans l’introduction, Schnapp fait un commentaire des liens en commun entre l’archéologie et le collectionnisme et il met en place le cadre théorique pour développer le reste du livre. Le collectionnisme est un phénomène culturel diffusé dans toutes les civilisations. D’une manière ou d’une autre, toutes les sociétés ont développé un type de collection. D’habitude, c’est à l’histoire de l’art qui intéresse l’étude de ce phénomène, mais Schnapp démontre que l’archéologie aussi peut l’étudier et donner de nouveaux ponts de vue : au fond, l’archéologue a beaucoup d’un collectionneur.

Pour Alain Schnapp le collectionnisme et l’archéologie sont deux manières de « maîtriser » le passé. Ni l’archéologue ni le collectionneur donnent trop d’importance à l’ancienneté réelle ou présumée des objets : c’est qui est important est le statut de l’objet collectionné, sa mise en perspective, la manière de le conserver, l’exposer ou le protéger du public (p. 12). Une grande différence entre les deux personnages se trouve dans leur autonomie : tandis que le collectionneur est livré à ses propres ressources, l’archéologue doit rendre compte à l’État et au public (p. 13). D’où les activités de l’archéologue soient, normalement, financés par des institutions publiques. Et aussi pourquoi l’activité archéologique soit mise en rapport avec des efforts de légitimation historique.

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L’armée en terre cuite de l’empereur Qin Shihuang, IIIe siècle av. J.-C. Source

De plus, même si tous les deux étudient la mémoire, ils le font depuis des perspectives différentes :

Pour s’établir et durer, la mémoire a besoin du sol. Que le récit soit inscrit dans la pierre, la brique ou le parchemin, coulé dans les mémoires par l’art des bardes ou des poètes, le récit de fondation doit s’appuyer sur un support territorial, appeler une réalité scellée dans le sol.

(…) frontière subtile qui sépare l’archéologie de la collection : il ne suffit pas pour l’archéologue que les objets fassent sens, il faut les rapporter à un lieu, à un espace, à des pratiques qui les font singuliers, assignables, interprétables (p. 25).

L’archéologue

L’archéologie est une science des objets et de leur interpréation, et elle s’intéresse en particulier à ceux objets qu’ont cessé d’être des signes du pouvoir. Quand ils perdent ce statut, les objets deviennent des élements de l’histoire et c’est alors qu’ils deviennent l’objet d’étude de l’archéologie (p. 27-28). La méthode archéologique a évolué de la main de l’histoire. Schnapp distingue trois étapes de cette évolution (p. 36) :

  1. Pendant le XVIᵉ et le XVIIᵉ siècles, les objets étaient des sources historiques, directes, palpables, indiscutables, des machines à remonter le temps. Pour cette raison il faut voir et décrire l’objet in situ, directement dans le lieu où il se trouve ; il faut le mesurer, dessiner son anatomie. Par exemple, l’antiquaire Ole Worm écrit en 1638 une lettre à l’évêque Stavanger demandant un étudiant pour décrire une série d’objets.
  2. Pendant el XVIIIᵉ siècle, l’archéologie évolue grâce aux études des érudites tel le comte de Caylus : la comparaison par aproximation et les effets du contact avec la nature.
  3. Au XXᵉ siècle, l’arrivée de la stratigraphie permet une troisième évolution.

Mais avant le XVIᵉ siècle, beaucoup avant, il existait déjà une réflexion sur l’activité archéologique. Dans Les lois, Platon affirme que les civilisations anciennes ont disparus après un cataclysme, mais quand les survivants ont trouvé ensevelies quelques unes des outils des ancêtres, il sont réappris petit à petit à les utiliser, et alors l’agriculture et l’élevage sont renées. Ce récit conçoit l’évolution sociale liée au sol et aux vestiges trouvés sur lui. Plus tard, Thucydide a formulé la règle de base consistant en observer et comparer afin d’attiber correctement les objets trouvés ensevelis aux sociétés passés (p. 26).

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Liste des rois de Larsa. Musée du Louvre. Source

L’activité archéologique la plus ancienne de laquelle on en a des preuves, a été registré sur une tablette cunéiforme à Larsa, en Irak. Datée du VIe siècle av. J.-C., le texte de la tablette est un témoignage du soin des babyloniens pour établir « le souci de légitimité historique et la volonté de continuité dynastique » (p. 13). En particulier, il s’agit du roi Nabonide, qui avait ordonné la recherche de monuments certifiant son appartenance à l’ancienne continuité de souverains. De cette manière, les fouilles et les trouvailles réalisées pendant son royaume, n’ont seulement servies pour trouver la mémoire qui le légitime sur le trône, mais aussi pour la mettre en marche (p. 18). Quand Nabonide avait trouvé le temple de ces ancêtres, non seulement il l’a restauré, mais il a aussi ajouté des éléments propres. De cette manière, il a fait du passé un lieu vivant pour le maîtriser, et il s’est assuré un lieu dans le futur, car les éléments ajoutés par lui seraient contemplés comme la marque que lui-même a laissé pour la postérité (p. 18).

L’idée de s’assurer un lieu dans le futur apparaît aussi dans l’architecture égyptienne et chinoise. Les pyramides et les mausolées de ces deux cultures ont été bâtis pour résister au climat, aux catastrophes naturelles et à d’autres démolisseurs potentiels. Mais surtout, pour cacher les richesses qui accompagnent le défunt : « Dans la tombe le monument s’affiche et les objets se cachent, mais leur présence est évidente » (p. 19).

En Grèce, la recherche de la pérennité a eu lieu dans les arts plastiques. Mais l’innovation grecque consistait à étendre la recherche des créations immatérielles. Pindare, par exemple, a opposé la mémoire – plus précisément « l’autonomie de la mémoire » – aux monuments matériels : un poème, il affirme, possède un caractère incorruptible (p. 23). De l’autre côté du monde, les habitants des îles Nouvelles-Hébrides ont eux aussi cherché la pérennité à travers la mémoire : l’histoire du colonisateur primitif Roy Mata a été conservé dans un poème épique transmis de génération en génération. Grâce à ce poème, l’archéologue José Garanger a été capable de retrouver le tombeau du roi mythique Roy Mata (p. 24).

Le grand débat

David Brading, « Chap. 4 The Great Debate », The First America. The Spanish Monarchy, Creole Patriots, and the Liberal State 1492-1867. Cambridge: Cambridge University Press, 1991, pp. 79-101

Dans le chapitre 4 de son livre The First America, David Brading adresse l’histoire du débat le plus important de la colonisation espagnole en Amérique : fray Bartolomé de Las Casas et Juan Ginés de Sepúlveda étant les plus importants représentants de ce débat, on peut affirmer qu’ils ont marqué la politique, le droit et les échanges internationaux jusqu’à aujourd’hui.

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Portrait de Juan de Sepúlveda. Source

Brading expose les précédents les plus importants et s’arrête dans les arguments les plus significatifs. De la même manière qu’il avait fait dans les premiers chapitres avec les chroniqueurs, Brading distingue deux positions : les auteurs influencés par la philosophie du nord de l’Europe, en particulier des érasmistes comme Thomas More ou Juan Luis Vivès, qui trouvaient peu de profit ou d’honneur dans la guerre, et les humanistes du sud, tels que Ginés de Sepúlveda o Gómara, empressé pour célébrer les exploits des soldats et des rois (p. 86).

La première défense bien articulée de la justice de la conquête a été formulée par Juan López de Palacios Rubios (1450-1524), dans son traité De las islas del mar Océano. Docteur ès droit canonique, Palacios Rubios base sa défense sur la théologie scolastique, les œuvres d’Aristote, Thomas d’Aquin (en réalité sur De regimine principium, œuvre de Ptolomée de Lucques, attribué à D’Aquin) et sur John Mair, professeur à la Sorbonne. Palacios Rubios affirmait que les indigènes étaient bien des hommes libres, mais qu’ils étaient gouvernés par leurs passions. Ainsi, la conquête se justifiait par le besoin de pourvoir aux indigènes avec un gouvernement juste (p. 80). Basé sur les travaux du canoniste Henri de Suse et du théologien Augustin d’Ancône, il affirmait aussi la légitimité de la donation alexandrine, car le Pape était l’autorité suprême de tout le christianisme. Cela lui donnait le pouvoir de dépouiller les rois païens de ses terres et assurer de cette façon que la population se convertisse au christianisme (p. 81).

Palacios Rubio était aussi l’auteur du Requerimiento, une aberration juridique consistante à lire aux indigènes américains une exhortation afin de reconnaître le roi espagnol comme leur souverain légitime. Brading signale que dans le texte du Requerimiento, le Christ n’est pas mentionné, ce qui s’explique par l’importance attribuée aux fonctions du pape (p. 81).

Les critiques les plus importants de la conquête ont été, sans doute, les adeptes d’Érasme de Rotterdam et de Thomas More. L’un d’entre eux, Juan Luis Vivès, fit publier en 1529 une œuvre intitulée Concordia et discordia dédiée à Charles V, dans laquelle il critique la grande violence de la conquête et de la colonisation (p. 82). L’œuvre de Vivès était très influencée par celle d’Augustin d’Hippone ; mais contraire à celle d’Augustin, Vivès plaçait la justice au centre de la vie publique. Il prenait les héros républicains romains comme modèles de vie au service de l’État (p. 83).

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Portrait de Juan Luis Vivès. Source

Dix ans plus tard, en 1539, Francisco de Vitoria fit publier sa Relectio de Indis, dans laquelle il reprend la philosophie thomiste et l’emploi pour analyser la conquête de l’Amérique. Vitoria développe un argument philosophique profond sur l’égalité entre les chrétiens et les païens, en partant de l’argument thomiste selon lequel la grâce et la nature sont complémentaires. Cette prémisse élimine la dualité chrétien-païen puisque, au moment de la mettre en œuvre, les sociétés païennes ne sont pas réduites à leur religion, mais plutôt complétées par leurs systèmes politique et social (p. 83). Cette argumentation permet aussi d’éliminer les objections autour de l’idolâtrie et de la monarchie absolue du pape. Vitoria avait trouvé dans la jurisprudence romaine les principes d’application de la loi naturelle permettant la vie en commun entre toutes les nations, même les Américaines ; mais il a aussi trouvé les principes pour que les nations chrétiennes soient autorisées à prédiquer l’Évangile, protéger les chrétiens et combattre les conduites contraires à la loi de la nature (p. 84). En conséquence, la seule justification de la présence espagnole en Amérique était la prédication de l’Évangile et l’enseignement des « arts de la civilisation ». Le mérite de cette argumentation se trouve en déplacer le centre de discussion de la nature des indigènes vers la qualité de la société indigène (p. 85).

La figure de Ginés de Sepúlveda reste trop dans l’obscurité. D’après Brading, malgré sa vision négative de la société indigène, il faut lui reconnaître que sa description s’attache strictement aux principes humanistes (p. 87). Au contraire de ce qu’on pense, Sepúlveda n’a pas demandé de réduire en esclavage les indigènes, et non plus a approuvé les crimes des conquistadores ; mais dans sa logique humaniste, il était impossible de ne pas souligner la servitude comme destin des indigènes, et la vertu comme trait des Espagnols (p. 88).

Parmi tous les ouvrages de cette période discutant la justice de la conquête, la plus importante est, sans doute, l’Apologética historia sumaria par fray Bartolomé de Las Casas. Publiée en 1536, cette œuvre est considérée le premier essai d’anthropologie comparée. Las Casas reprend l’information d’œuvres classiques européennes et de chroniqueurs américains, établissant un cadre théorique lui permettant d’analyser les sociétés non chrétiennes (p. 89).

Dans son Historia de las Indias (1517), Las Casas avait essayé de montrer la valeur de la culture indigène tout en justifiant la présence espagnole en Amérique. Il faut rappeler que la couronne avait financé un projet de Las Casas à Cumanà, et il avait échoué. Brading explique que pour cette raison Las Casas avait « assumé une ingénuité théorique » (p. 46) ; cela veut dire que l’argumentation de Las Casas se basait sur la donation du pape en 1493. Si Vitoria affirmait que le Pape n’avait pas de pouvoir temporel, d’après Las Casas il avait le pouvoir spirituel. Puisque le pape avait pour paroisse le monde, alors le roi espagnol avait le droit de prédiquer la religion chrétienne avec l’autorisation du pape (p. 95). De cette façon, la donation papale se définissait par la création d’un nouveau Saint-Empire dans les Indes, de la même manière qu’on avait créé le Saint-Empire romain germanique au VIIIe siècle et que l’on avait couronné empereur Charlemagne (p. 96).

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Jean Théodore de Bry (grav.), Bartolomé de las Casas (texte), [Illustrations de Narratio regionum Indicarum per Hispanos quosdam devastattarum], Planche 50. Source

À la fin de sa vie, son œuvre Los tesoros del Perú, il continuait à défendre la présence espagnole, mais utilisant un argument radicalement différent : le consentement populaire. D’après Las Casas, aucun roi ne peut aliéner la souveraineté sans consulter son peuple. Pour cette raison, ni Moctezuma ni les rois incas ne pouvaient céder le royaume sans avoir obtenu l’approbation populaire (p. 97). La violence avec laquelle les Incas et les Aztèques avaient été conquis, et qui continuait, justifiait la dévolution de deux souverainetés (p. 98).

En résumé Brading explique que la particularité de Las Casas réside en ce qu’il a repris la philosophie de Cicéron afin de placer la justice au centre de la communauté chrétienne ; en même temps, il a rejeté la doctrine augustinienne sur l’accord de volontés. La théorie de Vitoria, reprise par Las Casas pour défendre les droits des peuples indigènes, s’oppose à la théorie d’Augustin, ce qui a permis à Las Casas d’articuler sa défense des Indiens (p. 100).

Nous parlos de la Introduction et du Chapitre 1 par ici.
Le chapitre 2, c’est ici
Le chapitre 3, .

Bibliothèques

Fernando Huarte Morton, ‘Las bibliotecas particulares españolas de la Edad Moderna’, Revista de Archivos, Bibliotecas y Museos, LXI (1955), 555–576

Voici un vieil article, à propos d’un projet dont il parait il n’a pas été réalisé, au moins dans l’œuvre de l’auteur. Fernando Huarte Morton présente un « plan de recherche sur les collections privées » du XVIe au XVIIIe siècle. Il commence par signaler les points les plus importants qu’on doit étudier pendant une recherche de ce type et propose que les résultats soient utilisés pour réaliser « une étude recueillant les résultats des travaux monographiques publiés à propos des diverses bibliothèques, et englober dans un catalogue universel le répertoire de tous les livres en possession des propriétaires privés (p. 556) ».

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La définition de bibliothèque particulière formulée par Huarte Morton est très simple : « celle liée à une personne » (p. 556). Cette définition est basée entièrement sur l’identité du propriétaire, ce qui fait sens, car à l’époque étudiée ici, les livres n’étaient pas seulement des objets de luxe, mais il était beaucoup plus difficile de trouver des livres à cause de la censure. De cette manière, telle qu’il est affirmé par Huarte Morton, la formation d’une bibliothèque peut être étudiée comme une déclaration de principes ou une prise de position politique, sociale ou scientifique (p. 563). En plus des livres, nous souhaitons étendre le concept aux objets qui la composent, décoratifs ou de travail, en particulier ces derniers.

On voit bien que l’étude historique des bibliothèques particulières présente des difficultés particulières, la plus évidente étant leur disparition. Après la mort du propriétaire, la plupart des bibliothèques sont normalement dispersées par les héritières et l’information qui reste d’elles est fragmentaire. À cet égard, Huarte Morton identifie cinq sources d’information (p. 556-559) :

  1. Trouvailles archéologiques : de rares découvertes des bibliothèques cachées, perdues ou dont le public n’avait pas l’accès.
  2. L’origine des collections des bibliothèques actuelles. En particulier, les reliures peuvent donner beaucoup d’informations. En s’interrogeant sur l’origine des collections, il est possible de restituer les parties manquantes. Les reliures donnent aussi des informations sur les propriétaires, puisqu’il était très commun d’y graver les armoiries de famille.
  3. Catalogues des bibliothèques publiés.
  4. Catalogues de ventes de bibliothèques particulières publiés par libraires professionnels.
  5. Inventaires de livres dressés à l’occasion d’un testament ou d’un déménagement.

183Le premier point dans la liste nous semble plutôt anecdotique et difficilement profitable si l’on n’a pas un accès immédiat à la « découverte archéologique », ce qui nous fait l’écarter presque complètement. Le deuxième dépend de chaque projet et d’une sélection préalable. De cette manière, d’après le schéma proposé par Huarte, une investigation de ce type peut se développer en dix étapes :

  1. Identification des livres cités dans les sources
  2. Reconstitution des collections dispersées
  3. Appréciation de la valeur culturelle des collections (p. 563) :
    « Au XVI siècle, réunir une bibliothèque était beaucoup plus difficile et onéreux qu’aujourd’hui ». Pour cette raison, les bibliothèques représentent très précisément la volonté du propriétaire. « La qualité littéraire, le mérite artistique, la valeur scientifique des livres, son état de conservation et les marques matérielles de leur usage ou leur désuétude sont des symptômes fidèles de la condition de leur propriétaire ». Dans d’autres mots, réunir une bibliothèque (le geste de collectionner des livres et les objets qui l’accompagnent) est une déclaration de principes.
  4. Classement des bibliophiles (p. 564-567)
    1. Rois
    2. Nobles
    3. Ecclésiastiques
    4. Érudits
    5. Artistes
    6. Littéraires
    7. D’autres bibliophiles
  5. Analyse bibliothéconomique (p. 568) : « organisation des livres, catalogues, leurs bibliothécaires privés ».
  6. Étude des reliures.
  7. Étude des installations (p. 570) : le mobilier, la décoration et les instruments scientifiques ou les outils artistiques. « Caractéristique de presque toutes les bibliothèques était le fait de ne se limiter pas à la conservation des livres, mais de constituer un petit musée d’œuvres d’art et d’antiquités ». Ce un aspect qui nous intéresse très particulièrement et qui coïncide avec les articles d’Anna Maria Rao et Mark Weir (« Antiquaries and politicians in eighteenth-century Naples »), Arturo Fittipaldi (« Museums, safeguarding and artistic heritage in Naples ») et Maria Toscano (« The figure of the naturalist-antiquary in the Kingdom of Naples »).
  8. Étude du régime de fonctionnement de la bibliothèque (p. 570-571) : « C’est un aspect curieux de ce sujet, la plus ou moins grande libéralité avec laquelle nos personnages faisaient face à la possibilité, la nécessité de prêter ses livres aux amis et à d’autres personnes qui voulaient les utiliser ».
  9. Analyse de l’origine (p. 572) : comment se sont formées les bibliothèques ? par héritage ? par achat ? par donation ?
  10. Étude du destin et du régime de propriété avant et surtout après la mort du propriétaire.

Je ne sais pas si Huarte Morton a mené l’étude qu’il propose dans cet article, mais dans les catalogues des différentes bibliothèques n’apparait aucune monographie à ce sujet.

La destruction du Paradis

David Anthony Brading. « Chap. 3. The unarmed prophet », The First America. The Spanish Monarchy, Creole Patriots, and the Liberal State 1492-1867. Cambridge: Cambridge University Press, 1991, pp. 59-78

 

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Portrait de Bartolomé de las Casas. Source

Ce chapitre est un commentaire à l’œuvre de fray Bartolomé de las Casas. Las Casas a été, avec certitude, le chroniqueur le plus important des premières années de la colonie espagnole, non seulement par ses écrits, mais aussi par son activité fébrile et à la cour et en Amérique. Il a été le premier en attirer l’attention de la couronne à propos de la destruction des sociétés indigènes et à la convaincre d’envoyer des religieux franciscains et dominicains au Nouveau Monde (p. 63). Brading observe que, étonnamment, las Casas avait prévu dans ses écrits le futur système colonial : séparation des villes d’espagnoles de villes d’indiens, ces derniers gouvernés par des religieux espagnols, travail rémunéré pour les indigènes entre les 25 et les 45 ans, une stricte régulation des rapports entre les espagnols et les indigènes et, surtout, l’inclusion d’esclaves africains afin de substituer les esclaves indigènes (p. 60-61).

Bartolomé de las Casas avait obtenu le financement de la couronne afin d’établir une petite colonie à Cumana, au Vénézuéla. Le projet étant un échec retentissant, las Casas s’en est inspiré pour entrer dans l’ordre dominicain et en 1525 il avait déjà pris les vœux définitifs (p. 61). En 1544, il a été nommé évêque du Chiapas, et il s’est gagné la confiance et la permission des caciques indigènes pour prédiquer la foi chrétienne. Ayant obtenu la protection des autorités indigènes, il a permis l’entrée d’autres colons espagnols. Cependant, les problèmes récurrents avec les espagnols l’ont obligé à se séparer de sa charge et retourner d’abord au Mexique et en suite en Espagne (p. 63).

Brading observe fort bien que difficilement las Casas se serait considéré lui-même un apôtre : malgré les années passées en territoire américain il n’a jamais appris une langue indigène et il ne passait non plus beaucoup du temps à catéchiser les populations indigènes. Las Casas était plus confortable en « prophétisant » à la cour, parmi les fonctionnaires et devant le roi. Son intérêt était dans le sort de l’Espagne et celle des espagnols lors de l’Apocalypse : l’Espagne allait payer pour tous ses péchés dans la destruction du Paradis.

Son interprétation historique a été fortement influencée par saint Augustin. Regardée de plus près, son Historia de las Indias est un vaste essaie d’histoire prophétique, « une exploration du lent et tragique développement de la providence divine ». Il s’agit du schéma augustinien du conflit entre la Ville Terrestre et la Ville Divine, de l’opposition entre l’amour pour soi-même, le désir de pouvoir, et l’amour de Dieu et l’obédience chrétienne (p. 76). L’impact de ses écrits et de son activité est tel, que la légitimité de la conquête espagnole a été mise en examen longtemps après, par des chroniqueurs criollos des générations nouvelles qui ont trouvé dans l’œuvre de las Casas des arguments pour démontrer les injustices de la conquête originaire (p. 78). Cela a fait de fray Bartolomé une pièce clé dans la construction du nationalisme criollo.

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Félix Parra, Fray Bartolomé de las Casas, 1875. Source

Les chapitres précédents sont ici :

Compañías et compañeros

David Brading, « Conquerors and chroniclers », The First America. The Spanish Monarchy, Creole Patriots, and the Liberal State 1492-1867. Cambridge: Cambridge University Press, 1991, pp. 25-58

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Anónimo, Retrato de Hernán Cortés, ca. s. XVIII. Fuente

Cette histoire est commencé ici.

Dans ce chapitre, David Brading examine sept des chroniques composées au plus tôt après la conquête de l’Amérique. Brading commence par les Cartas de relación, écrites par Hernán Cortés, et qui constituent peut-être le témoignage le plus important de la conquête du Mexique. Comme tant d’autres historiens, Brading souligne l’habileté de Cortés dans l’utilisation des rudiments juridiques qu’il avait peut-être acquis à l’Université de Salamanca, afin de justifier ses décisions. Cela est un aspect important, puisque l’œuvre de Cortés — tant l’œuvre littéraire comme militaire — a ouvert le débat sur la théorie de la translatio imperii et, de manière plus générale, le débat sur la légitimité des revendications espagnoles en Amérique. D’après Cortés, Moctezuma en personne avait accepté la souveraineté de Charles V et avait déclaré que les Aztèques étaient eux-mêmes des nouveaux arrivés. En conséquence, Moctezuma n’était qu’un régent à l’attente du vrai souverain. Cortés a interprété l’ambassade et les cadeaux offerts par Moctezuma comme l’acceptation explicite et formelle de la souveraineté espagnole. Ainsi, l’empire aztèque a été conquis grâce à une cession de souveraineté pacifique. Dans cette perspective, la rébellion de la noblesse aztèque est en réalité une rébellion contre Charles V (p. 27).

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Aimable Paul Coutan, Retrato de Francisco Pizarro, 1835. Fuente

Hernan Cortés reçut des titres et des terres en récompense. Cependant, après la conquête du Pérou, l’opinion publique s’est tournée contre les conquistadors, y compris Cortés. La conquête du Pérou a été bien moins héroïque que celle de Tenochtitlan et elle a donné lieu toute de suite à une guerre civile sanglante. Diego de Almagro et Francisco Pizarro, les conquistadores les plus remarquables sont morts le premier exécutés et le deuxième assassiné. Francisco de Jerez a essayé d’écrire une chronique pour célébrer la campagne militaire au Pérou, la Verdadera relación de la conquista del Perú , mais elle n’eut pas ni le niveau littéraire ni l’acceptation des Cartas de relación de Cortés. En conséquence, Cortés a gardé toute la renommée chevaleresque, mais la compensation économique était minuscule en comparaison de ce que les conquistadores du Pérou avaient obtenu : les 169 soldats qui sont arrivés jusqu’à la ville inca de Cajamarca ont gagné un million de pesos par division, c’est-à-dire, 8,000 pesos d’or et 362 marcs d’argent par chevalier et la moitié par soldat à pied. Les frères Pizarro ont envoyé en Espagne 153,000 pesos d’or et 5,058 marcs d’argent. Désormais, le Pérou est devenu un aimant pour tout conquistador à la recherche de fortune.

L’organisation des expéditions de conquête semble avoir eu de l’influence sur l’origine du patriotisme criollo. Au début de l’exploration, la Couronne finançait quelques-unes des expéditions, par exemple celles destinées à l’ile Hispaniola ou au Darién ; le reste a été financé par les conquistadores eux-mêmes. Les expéditions s’organisaient par « compañías » et avaient pour but rechercher du bottin. Les membres s’appelaient « compañeros » et ils obéissaient un capitan ou caudillo. Ce modèle était similaire à ceux des armées anglaises qui opéraient en France pendant la Guerre des Cent Ans (1337-1453) (vid. Mario Góngora, Studies in the colonial History of Spanish America, Richard Sothern (trad.), Cambridge, 1975). Plus tard, les chroniques ont mis en valeur les actions de chaque individu et, par là, elles ont permis la formation d’un sentiment de l’orgueil propre aux premières générations des conquistadores.

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Portada de la Historia general de las Indias, de Fernández de Oviedo. Fuente

Le chroniqueur Gonzalo Fernández de Oviedo a écrit son Historia general y natural de las Indias en cinq volumes. Ce récit commence avec l’arrivée des Espagnols en Amérique jusqu’à la guerre civile au Pérou. Cependant, Oviedo ne fait pas de critique historique, il se limite à présenter une collection d’anecdotes et d’expériences personnelles et il fait une description détaillée de la nature et de la géographie américaine. De la même manière que Colomb, Oviedo s’inspire de la tradition médiévale et malgré le fait qu’il a dénoncé les excès commis par les conquistadores, il s’est occupé de célébrer ses exploits. Il a été aussi le premier à critiquer les religieux qui « convertissaient » les indigènes par centaines, même s’il considérait que le caractère des indigènes était indicatif de leur disposition à la soumission.

Pour sa part, Francisco López de Gómara a écrit son Historia de la conquista de México probablement après une demande d’Hernan Cortés. L’influence de l’œuvre de Gómara a été immédiate : Las Casas le critique avec insistance et d’autres chroniqueurs comme Cervantes de Salazar ou Antonio de Herrera l’ont repris dans leurs œuvres. Il place Cortés comme le responsable principal de la conquête. En réaction a cette œuvre, Bernal Díaz del Castillo publia son Historia verdadera de la conquista de México, où Cortés apparaît comme un soldat de plus. Dans le texte de Diaz, les décisions importantes étaient prises collectivement. Il s’agit plutôt d’une revendication des compagnons de Cortés, presque tous morts ou dans la pauvreté, tandis que Cortés s’était enrichi et anobli. Sans ses compagnons d’armes, affirme Diaz, Cortés n’aurait arrivait nulle part.

Brading ferme le chapitre avec El Antijovio par Gonzalo Jiménez de Quesada et La Araucana, par José de Ercilla. À propos de cette dernière, il est nécessaire de souligner qu’elle commence une nouvelle conception de l’indigène qui n’a pas eu lieu ailleurs dans le continent. Dans son poème épique, Ercilla décrit les Araucans d’après l’idéal chevaleresque de la Renaissance : dignes ennemis des Espagnols. Il arrive même à comparer le sentiment d’indépendance des guerriers Araucans avec le républicanisme romain et l’honneur espagnol, et la conduite des femmes araucans avec la chasteté et la dévotion historiques romaines : « Araucanians were portrayed as endowed with the virtues of classical republicanism, impelled by their love of liberty and country to wage unremitting war against the Spanish invaders » (p. 57).

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Alonso de Ercilla, La Araucana. Fuente

Un nouveau monde

David Anthony Brading. « Prologue » et « Chap. 1. A New World », The First America. The Spanish Monarchy, Creole Patriots, and the Liberal State 1492-1867. Cambridge: Cambridge University Press, 1991, pp.1-24.
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David Brading. Source

Ceci est peut-être l’ouvrage le plus connu au Mexique de David Brading. C’est un livre énorme, constant de plus de 600 pages. Il s’agit d’un parcours par presque toute l’historiographie du Mexique et du Pérou depuis la conquête et jusqu’au XIX siècle. Brading avait déjà publié, en 1973, un livre intitulé The Origins of Mexican Nationalism, qui a été très bien accueilli. Même si Brading affirme que l’idée remonte à 1971, The First America n’a pas été publié que 20 ans après, et trois ans après la traduction à l’espagnol a été publiée sous le titre Orbe Indiano. De la monarquía católica a la República criolla, 1492-1867.

Pour commencer, la conquête d’Amérique n’a pas été racontée que par ses acteurs militaires. Des chroniqueurs accompagnaient les armées espagnoles, laissant des récits sur les exploits des conquistadores. Certains sont devenus des classiques de la littérature espagnole. Et encore, ils n’ont pas composé que des œuvres laudatrices, mais il y a eu aussi un grand nombre de critiques, peut-être le plus important Bartolomé de Las Casas. Mais il faut ne pas décontextualiser les discours des uns et des autres, car tel que Brading nous rappelle, la Renaissance et le fanatisme religieux inspiraient les uns et les autres.

Au long de son travail, Brading révise l’historiographie principale, tout en analysant les conditions donnant lieu au nationalisme criollo, le vrai sujet de sa recherche. Depuis cette prémisse, l’historiographie mexicaine et celle sur l’Amérique prennent une autre dimension. Dès premiers rapports par Cortés jusqu’au XVIIᵉ siècle, quand les premières revendications criollas apparaissent, le sujet se reconstruit lentement et en détail.

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Cristóbal Colón según Alejo Fernández en su cuadro La Virgen de los navegantes, Sevilla, Real Alcázar, 1531-1536, Fuente

Dans le premier chapitre, Brading fait un résumé de l’importance de la personnalité de Christophe Colomb pour la découverte de l’Amérique. Malgré le fait que Colomb ait insisté jusqu’à sa mort d’être arrivé en Asie, Brading souligne le fait que c’était sa conviction d’avoir être élu par Dieu pour mener le plan divin afin de récupérer Terre sainte et convertir toute l’humanité au christianisme (p. 13). Dans son exploit coïncident, d’un côté, la redécouverte de la géographie classique, le développement de nouveaux calculs et techniques et, de l’autre, une euphorie chrétienne après la reconquête de Grenade.

Certes, il est significatif que la cour portugaise ait rejeté le projet de Colomb, car très probablement on y avait perçu en lui un fanatique. Isabelle de Castille l’avait elle aussi rejeté la première fois qu’il s’est entretenu avec elle, mais grâce à l’intervention de Ferdinand d’Aragon et les liens de Colomb avec les franciscains Juan Pérez y Juan Marchena, proches à la cour d’Isabelle, elle a accepté à le recevoir à nouveau. Brading signale que si Colomb avait eu seulement le commerce par motivation, il n’aurait certainement pas enduré autant d’années de rejet (p. 13).

Pour mieux comprendre la découverte de l’Amérique, Brading différentie entre les découvreurs et les conquistadores, appartenant à une tradition médiévale, et les chroniqueurs, appartenant à une tradition de la Renaissance. Pour les premiers, son activité consistait en accomplir le plan divin ; pour les seconds, ils se referaient toujours à des modèles de la littérature classique.

De la même manière, on doit retenir que les références culturelles de l’Espagne au moment de la découverte, n’étaient pas les villes italiennes de la Renaissance, mais plutôt Flandre et Bourgogne. Cela lui permet comparer l’histoire d’Espagne à cette époque plus avec L’automne du Moyen Âge, de Johann Huizinga, qu’avec l’œuvre de Burckhardt La civilisation de la Renaissance en Italie. Cela permet aussi de mieux comprendre la signification de la religion et le millénarisme devenu réalité sous le règne de Charles V : ses victoires face aux musulmans du nord de l’Afrique, aux protestants allemands et aux Turques près de Vienne, confirmaient la croyance dans le commencement de la monarchie universelle « telle qu’elle n’était pas vue depuis le temps de Charlemagne ».

Les dernières lignes du chapitre l’expliquent très bien :

« In sum, the combination of technical expertise and mystical conviction, with both forces harnessed to serve commercial expansion and political power, was a characteristic which united Columbus with several of the greatest figures in Western science and technology. There was nothing accidental or fortuitous in the invention of the New World » (p. 24).

La catastrophe pour venir

François Hartog, “Vers une nouvelle condition historique”. Le Débat. Histoire, politique, société, núm. 188 (2016): 169–80.

François Hartog revient sur la notion du régime d’historicité, cette fois depuis le point de vue de la crise du présentisme. Dans son livre Régimes d’historicité, il s’était déjà occupé de quelques aspects de cette crise, mais ici il prend un tournant plus obscur et presque existentialiste à la lumière des concepts de catastrophe, d’apocalypse et de prophétie.

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François Hartog por Bruno Levy (Fuente)

Hartog vide le concept d’Histoire de tout élément subjectif ou idéologique. Ainsi, l’histoire devient un « réceptacle de plusieurs strates temporelles » dans lequel sont réunies les trois dimensions du passé, présent et futur (p. 173). L’histoire réunit toujours les trois temporalités, sans lesquelles il n’est pas possible de parler d’histoire. Quand une d’entre elles prend la prééminence dans le récit historique, des « régimes d’historicité » sont constitués. De cette manière, il y a trois possibilités : le régime ancien regardant vers le passé, et qui fait de l’histoire une « maîtresse de vie », une source d’exemples et l’inspiration pour les imiter ; le régime moderne regardant vers le futur, vers cet « horizon insupérable », tel qui l’a proposé le marxisme ; et le présentisme, dont le caractère principal est l’immédiateté.

Ce dernier régime a pris un tournant particulier tout au long du XXᵉ siècle, d’où l’on puisse déduire l’annulation des autres strates temporelles. Le passé, un lieu de plus en plus lointain, bien qu’il existe plusieurs usages, aujourd’hui ils se sont multipliés jusqu’au point qu’il est impossible de tous les mentionner. À cet égard, Hartog signale le livre récent de Serge Gruzinski, L’Histoire pour quoi faire ?, espèce d’inventaire des usages du passé (voir aussi l’article par Stephen Palmié et Charles Steward, « The Varieties of Historical Experience »). Face à l’énorme variété des manières d’étudier l’histoire, l’Europe a théorisé et imposé sa manière au tour du monde, ce qui a donné par résultat, entre autres « l’établissement de l’histoire comme discipline, sous la forme d’une histoire nationale (p. 178). Ce modèle serait reproduit inlassablement pendant le XIXᵉ et le XXᵉ siècles, jusqu’à l’arrivée de méthodes critiques faisant attention à la dimension locale ou périphérique.

En ce qui concerne le futur, le diagnostic n’est pas très lumineux : « le ‘temps des catastrophes’ … tend à s’imposer comme l’horizon de notre expérience historique » (p. 176). La crise du régime présentiste a son origine à son tour dans la crise du régime moderne : le futur n’est plus celui du progrès, mais celui des guerres ayant marqué le monde au long du XXᵉ siècle. Le chemin entre le présent et le future est semé des corps des millions des victimes des catastrophes de l’humanité, à cause de l’instauration de l’industrie de la mort, même effaçant de l’histoire ces morts. Une des expressions les mieux connues de cette vision du futur se trouve dans l’interprétation par Walter Benjamin du tableau Angelus novus de Paul Klee, dans ses Thèses sur l’histoire. Dans ces conditions, la question qui s’impose est de savoir comment faire de l’histoire et lui donner un sens à l’expérience historique ? Peut-être qu’il n’y a toujours pas de réponse concrète, mais l’attitude généralisée a été de se renfermer dans le présent (p. 172).

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Paul Klee, Angelus Novus (Fuente)

La singularité du régime présentiste consiste en ce que ni le passé ni le futur sont des références pour le présent : tout est réaction à l’urgence, au temps réel, à la simultanéité. L’histoire s’accélère. Ce qui Hartog a appelé la « condition numérique » (p. 180), qui s’annonce comme la nouvelle condition historique. Le présentisme contemporain se transforme en l’histoire « de l’instantané et du simultané » (p. 178). Le régime ancien avec ses leçons et ses monuments entre en crise : symptôme de cette crise, la notion de « patrimoine » se multiplie avec l’espérance de préserver les références au passé afin d’expliquer le présent (p. 176). En plus, avec la mondialisation, l’histoire s’étend dans un nouvel « espace-monde », cherchant les symétries, renonçant à l’eurocentrisme et constituant l’« Histoire globale » (p. 178).

En se renfermant dans le présent, l’humanité croit barrer le passage à l’Apocalypse présagé par tout régime ancien ou moderne. L’Apocalypse est un futur parmi d’autres et son caractère unique et permanent lui permettrait de s’établir comme une strate temporelle. Cependant, si jamais le présentisme ferme la porte à l’Apocalypse, par contre il l’ouvre à la catastrophe, répétitive et établie comme la mesure de l’expérience historique (p. 176), forçant à repenser l’histoire moderne. À mesure que s’établit la conscience que le lien commun entre toutes les catastrophes c’est nous-mêmes, les spécialistes du passé (historiens, archéologues, paléontologues) se mettent d’accord pour parler de l’Anthropocène, c’est à dire, l’ère géologique dans laquelle l’homme a laissé sa marque la plus visible (p. 176). Chaque fois, il est plus clair que le futur catastrophique – c’est à dire, la répétition de la catastrophe actuelle – est généré par la série des actions ou des omissions humaines (p. 173).

Pour savoir plus:

  • BONNEUIL, Christophe et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013
  • CERTEAU, Michel de, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975
  • FOGEL, Jean-François et Bruno Pattino, La condition numérique, Paris, Grasset
  • GAUCHET, Marcel, La condition historique, Paris, Stock, 2003
  • GRUZINSKI, Serge, L’Histoire, pour quoi faire ?, Paris, Fayard, 2015
  • PALMIÉ, Stephan et Charles Stewart, « The Varieties of Historical Experience »
  • RICŒUR, Paul, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris, Seuil, 2000
  • SOGNER, Solvi (éd.), Making Sense of Global History, Universtiteksforlaget, Oslo, 2001
  • SUBRAHMANYAM, Sanjay, Aux origines de l’histoire globale. Leçon inaugurale au Collège de France, 2013, http://books.openedition.org/cdf/3606

Rome, brièvement

https://i0.wp.com/ecx.images-amazon.com/images/I/51fUklFEuiL._SX297_BO1,204,203,200_.jpgMary Beard et Michael Crawford. Rome and the Late Republic. Problems and Interpretations. Londres: Douckworth, 1985, 106 pp.

Ce livre est un des meilleurs exemples que je connais sur la manière de faire une synthèse historiographique critique sur un sujet complexe. Mary Beard et Michael Crawford se concentrent sur un des sujets les plus débattus de l’historiographie sur Rome : les causes de la chute de la République romaine. Les spécialistes se divisent entre ceux qui trouvent les causes dans le conflit politique déchaîné par les réformes agraires de Tibérius Gracchus et son lynchage en 133 av. J.-C., et ceux qui les trouvent dans le pacte passé entre Pompéi, César et Crassus en 60 av. J.-C. (p. 02).

Beard et Crawford partent d’un problème commun à tous les champs de la recherche historiographique : la périodisation. La délimitation chronologique est toujours artificielle, arbitraire et elle se justifie par des raisons de clarté. Afin d’expliquer une crise, un événement ou un phénomène historiques, on peut faire recours à l’analyse de la période préalable et proposer que les changements arrivés expliquent l’objet d’étude original. Cependant, ce changement et la période préalable doivent aussi être expliqués, faute de quoi on court le risque de rester dans un niveau superficiel. Selon les propres auteurs : « Souligner de cette manière la transformation [de Rome] est facile. C’est plus difficile d’expliquer ou même de décrire le procès selon lequel ces changements sont arrivés » (p. 3). Élaborer une description chronologique n’est pas la meilleure manière de répondre au problème.

La tâche de l’historien consiste alors en structure logique de l’information. Au lieu d’affirmer le cadre théorique résultant comme le seul et correct, il doit plutôt permettre de « mieux comprendre les contradictions entre l’évidence fragmentaire », tout simplement parce qu’il n’est pas possible de trouver une explication universelle (p. 3). Il est plus outil de mener une analyse critique et démontrer l’influence entre les différents éléments qu’incident dans la crise, l’événement ou dans le phénomène historique étudié. Pour Beard et Crawford, cela veut dire « chercher à démontrer comment un réseau de facteurs sont étroitement liés [sic], comment ils altèrent le caractère de l’ensemble du procès politique et comment ce caractère modifié a ajouté de nouveaux éléments au réseau » (p. 4).

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Pour mieux comprendre le changement qui résulte en la chute de la République romaine, Beard et Crawford comparent la société romaine de l’année 150 av. J.-C. avec celle du 50 av. J.-C. Les auteurs constatent un changement radical, en particulier en ce qui concerne la carrière politique des magistrats romains ou cursus honorum : si en 150 la carrière de tout politicien se limitait à une charge renouvelable ou a diriger une campagne militaire, en l’année 50 le succès de la carrière politique équivaut au succès dans la vie et les méthodes politiques pouvaient inclure la violence et même la mort des concurrents. À cela s’ajoute un changement géopolitique de l’État romain : il est passé d’être une ville dans la péninsule Italique à être la puissance de la Méditerranée (p. 2-3). La carrière politiquesuivait un chemin très bien défini, stratifié selon l’âge et le statut, qui commençait dans les postes les plus bas (p. 53) :

  1. Après le service militaire et avec trente ans accomplis, on pouvait accéder à un des vingt postes de quaestor ;

  2. Ensuite, avec trente ans on pouvait postuler pour la charge de tribun ou, avec 36 ans, pour la charge d’édile. Il y avait 10 tribuns et 4 édiles ;

  3. Le poste de préteur était réservé aux citoyens majeurs à 39 ans. Il y en avait 8 ;

  4. Enfin, le poste de préteur était réservé aux citoyens de 42 ans et il y en avait 2.

Après avoir exposé le problème historiographique générale, Beard et Crawford proposent d’analyser les changements politiques dans la société romaine à travers cinq sujets qu’on donné lieu à infinité d’interprétations : l’aristocratie romaine (« The Cultural Horizons of the Aristocracy »), la religion, les institutions politiques (« Political Institutions »), la pratique politique (« The Working of Politics ») et les rapports entre Rome et le reste de l’empire (« Rome and the Outside World »).

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Le forum romain. Source

Le premier et le deuxième chapitres, « The Cultural Horizons of the Aristocracy » (pp. 12-24) et « Religion » (pp. 25-39), partent du constat du peu d’importance donnée à l’étude de la culture et de la religion par les historiens des institutions politiques romaines. Les spécialistes préfèrent se concentrer sur les « élections, guerres et traités » et, par contre, laissent de côté l’étude « de la morale et de la philosophie politique dans la République tardive, qui donnaient aux élites politiques des nouvelles manières de comprendre et de justifier leur propre conduite » (p. 12). Il est très intéressant de comprendre le rapport entre l’enrichissement des élites grâce à la guerre, en particulier de la conquête de la Grèce et l’accélération de l’hellénisation de Rome. La constitution de fortunes sans précédent parmi les membres de l’élite a permis l’acquisition d’œuvres d’art et embaucher les services d’artistes et de philosophes grecs. Parmi les habiletés les plus recherche par les politiciens se trouvaient la rhétorique et l’argumentation philosophiques grecques (p. 14). Comme résultat, la concurrence politique s’est aiguisée et il n’était pas rare que la jeunesse de l’élite passait quelque temps en Grèce.

En ce qui concerne la religion, il existe une approche historiographique traditionnelle, consistant en souligner la décadence religieuse de la fin de la République. Beard et Crawford ne sont pas d’accord avec cette approche. Au contraire, ils affirment que la religion romaine se portait très bien. Le caractère public de la religion permet de mieux observer la société romaine, son implication dans la vie politique et militaire et son poids dans les grandes décisions publiques (p. 30-34). Il faut rappeler que l’activité romaine avait toujours lieu dans un contexte religieux, en particulier en ce qui concerne le Sénat.

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Gaïus Graccus, tribun de la plebs, présidant un Conclie de la Plèbe, dans Silvestre David Mirys (1742-1810), Figures de l’histoire de la république romaine accompagnées d’un précis historrique, Illus. 127. Source.

Dans le chapitre 4, « Political Institutions » (pp. 40-60), les auteurs analysent le concept de statuset de citoyenneté. On pourrait penser que dans une société aussi stratifiée comme la Romaine, la mobilité sociale serait nulle. Rien de plus erroné. S’il est vrai que chaque personne avait un statut différent et, en conséquence, des droits et obligations différentes, il existaient de voies pour monter dans l’échelle sociale à travers l’armée, le commerce ou en suivant la complexe législation romaine. En ce qui concerne la citoyenneté, celle-ci a été généreusement octroyée par l’État romain afin de mieux répondre au grand nombre d’étrangers qui s’établissaient en territoire romain (p. 40-42). Les deux catégories définissaient le fonctionnement des quatre assemblées où tous les citoyens romains pouvaient voter. La perméabilité sociale était, en conséquence, beaucoup plus commune de ce que certains historiens considéraient.

Dans le chapitre 5, « The Working of Politics » (pp. 60-71), Beard et Crawford se concentrent sur le fonctionnement des institutions politiques romaines depuis le point de vue du citoyen. Pour un lecteur comme moi, qui n’est pas spécialiste, il est très facile de penser que les institutions romaines fonctionnaient sur la base des différences de statut parmi les citoyens. Autrement dit, que les institutions politiques romaines ne concernaient que l’élite. Encore une erreur. En fait, ce qui surprend est justement savoir que la cohésion de la société romaine – certes, plus accentuée parmi l’élite – et la variété de motivations des politiciens ont permit le fonctionnement institutionnel et a retardé l’effondrement de la République.

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Consul romain accompagné par deux licteurs. Source

La cohésion de la société romaine avait lieu de diverses manières. Beard et Crawford mentionnent trois possibilités (p. 62-64) : les rapports entre patrons et clients, c’est-à-dire, les rapports établis entre une personne de rang supérieur et autre d’un rang inférieur. La taille de Rome ne permet pas de penser que toute l’élite romaine établissait seulement des rapports verticaux, c’est-à-dire, que tous étaient patrons. Les rapports de ce type étaient forcément plus complexes et étendus. La deuxième possibilité de cohésion avait lieu grâce aux activités partagées, la plus évidente étant la guerre. Partagée par l’élite et les classes basses, la guerre permettait aux jeunes politiciens d’entrer en contact avec le peuple. Finalement, la troisième possibilité de cohésion avait lieu grâce au système électoral, dans lequel l’influence des classes basses dans les élections n’était pas négligeable.

Dans le dernier chapitre, « Rome and the Outside World » (pp. 72-84), on discute la constitution rapide de l’Empire romain dans l’espace de deux générations seulement. L’historiographie du XXᵉ siècle se divise, au moins, entre deux explications : l’Empire romain s’est constitué par accident, ou il s’est constitué par des motivations très claires afin d’étendre l’empire sur tout le monde connu (p. 72). « La différence entre les deux explications se trouve dans la motivation attribuée aux Romains. La première position reprend les explications formulées par les Romains eux-mêmes ; la deuxième est basée sur le désir de conquête, gloire et profit économique (p. 74). De nombreux auteurs ont rejeté la première explication. Cependant, Beard et Crawford n’excluent pas cette possibilité, puisque les Romains étaient sincèrement convaincus que nombreuses guerres qu’ils menaient avaient un caractère défensif (p. 74). Une des conséquences les plus intéressantes de la rapide extension de l’Empire romain a été, paradoxalement, que sa grande diversité a permis de maintenir son unité : le système fiscal était homogène partout le territoire, établissant une grande uniformité sociale et économique. La grande « mosaïque de peuples » permettait la mobilité sociale de la même manière que parmi les citoyens romains. Cela est possible, au moins en partie, grâce à la grande ouverture des institutions romaines vers les étrangers (p. 77-78).

À la discussion synthétique et brève de Beard et Crawford s’ajoute une bibliographie incroyablement riche vu l’extension du livre. Les auteurs ont basé leur recherche sur trois types de sources documentaires : des œuvres des temps de la République romaine, parmi lesquels se trouvent César, Catule, Cicéron, Plaute, Polybe et Térence ; des œuvres anciennes, mais non contemporaines, parmi lesquels se trouvent Auguste, Diodore de Sicile, Gaïus, Plutarque ou Suétone ; et une très large liste de monographies et articles scientifiques, traitant une multitude de sujets autour de la République, depuis les aspects sociaux jusqu’aux juridiques, militaires, commerciaux, etc.

Occasion manquée

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En 2002, Alicia Flores Ramos publie son livre Precursores del ensayo en la Nueva España. Historia y antología [Précurseurs de l’essai dans la Nouvelle-Espagne. Histoire et anthologie] (Mexique, UNAM, 238 pp.). Tel qu’il est indiqué dans le titre, il s’agit d’une histoire de l’essai en tant que genre littéraire avant l’indépendance du Mexique.

Le sujet est complexe. L’auteur doit faire face au manque d’études sur la littérature du XVIIIe siècle en Nouvelle-Espagne, car la plupart des travaux se limitent à faire le compte-rendu des auteurs du XVIe et du XVIIe, pour se concentrer ensuite sur les auteurs du XIXe, au moment où l’essai acquiert son caractère national au Mexique.

On doit ajouter le contexte historique complexe : les particularités des Lumières dans l’empire espagnol, l’introduction tardive de l’essai dans les colonies, l’expulsion de la Compagnie de Jésus et le surgissement de l’historiographie mexicaine du XIXe siècle, sont matérielles suffisant pour écrire plusieurs livres. Il suffit de penser aux Lumières espagnoles, dont les caractéristiques semblent plus ambiguës que dans le reste du continent européen. Flores Ramos signale que « Pendant les Lumières en Espagne, la raison est plus importante que la foi ; mais le “vrai” et le “bon” sont subordonnés à la foi » (p. 37). Les Lumières en Espagne et en Amérique cherchent l’équilibre entre les catégories de « preuve », « expérimentation », « vérification » et d’« autorité raisonnée » (p. 20).

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Crisóstomo Martínez, Atlas Anatómico, s.l., s.n., ca.1680-1694. Fuente

Le premier chapitre du livre est consacré à l’histoire et à la théorie de l’essai. Héritier du traité (tractatus), l’essai élargit son public grâce au fait qu’on préfère le publier dans la langue de l’auteur (p. 21). Ainsi, Flores Ramos donne la définition suivante :

un outil verbal qui prend en charge brièvement et avec perspicacité des sujets qui préoccupent une société, soient-ils sociaux, artistiques ou scientifiques, mais toujours depuis une position analytique nettement définie, un point de vue, une prise de position équivalant au « jugement » original de Montaigne (p. 25).

Bien que cette définition soit une description juste du genre littéraire — brièveté, perspicacité et les sujets traités —, a quelques problèmes : d’un côté, elle définit l’essai comme un outil « verbal », quand en réalité il ne peut pas exister sans le texte. Les intellectuels de cette époque préfèrent et font confiance aux preuves écrites ou matérielles. La méthodologie de l’époque est héritière de la critique de textes développée depuis les travaux de Lorenzo Valla en Italie. Nous sommes déjà loin de la littérature transmise exclusivement par voie orale et il est encore très tôt pour arriver à la méthodologie de l’histoire orale.

De l’autre, la définition affirme que les sujets de l’essai « préoccupent une société ». Le terme « société » est employé ici dans son sens sociologique. Cependant, cette affirmation semble excessive. En premier lieu, les sujets traités intéressent aux auteurs ; eux qui forment un groupe bien précis de la société : les intellectuels. Leurs préoccupations peuvent bien être sociales, mais en général, il est possible d’affirmer que le reste de la société avait d’autres préoccupations plus urgentes qu’à discuter, par exemple, si les écrivains dans leur pays étaient à la hauteur des Européens.

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Juan Bernabé Palomino (1692-1777), Portrait de Benito Xerónimo Feijóo. Fuente

La deuxième partie du premier chapitre s’occupe de la discussion autour de la théorie esthétique du XVIIIe siècle. Il est judicieux d’étudier la place de l’essai dans la théorie esthétique : en effet, un des apports philosophiques les plus importants du siècle a été la réflexion autour du beau. Les publications sur l’histoire de l’art dans l’Antiquité — à partir des travaux par Johann Winckelmann — et les progrès scientifiques grâce à l’évolution du collectionnisme, le développement de l’archéologie et l’ouverture d’institutions culturelles publiques, soulignent la pertinence de l’hypothèse de travail. Il ne suffit pas de penser à l’impact qui a eu le travail de divulgation de catalogues ou d’inventaires des collections privées italiennes — sans mentionner celles du reste de l’Europe —, mais aussi le tournant décisif que représentent les découvertes archéologiques à Pompéi, Herculanum et dans d’autres sites romains au royaume de Naples. Peu après, sous le règne de Charles III d’Espagne — le même souverain dans un trône différent — a eu lieu la découverte de la ville maya de Palenque, au royaume du Guatemala. Ces événements ont établi les termes de la réflexion autour de la beauté classique et ont établit les idéaux esthétiques à suivre — ou à transgresser — dans le futur.

Cependant, l’exposée de Flores Ramos a des points faibles. Même analysée avec un certain détail, la notion de « bon goût », qui justifie l’investigation esthétique, sert de prétexte pour introduire quelques auteurs européens et de la Nouvelle-Espagne ayant travaillé sur ce sujet, et porter la lecture vers la conclusion patriotique, répétée jusqu’à satiété dans l’historiographie mexicaine. Dans très peu d’occasions, l’analyse est mise en rapport avec les exemples évoqués. Un cas très clair est celui de l’écrivain Ludovico Muratori (1672-1750), dont la référence est appropriée et même obligée.

Personnage central de la République des lettres en Italie pendant la première moitié du XVIIIe siècle, Muratori a été un auteur alors largement lu et injustement méconnu de nos jours. Flores Ramos affirme que son œuvre Reflexiones sobre el buen gusto en la sciencias y en las artes, a eu une grande influence entre les intellectuels espagnols. Muratori définit le bon goût comme « le discernement du mieux », c’est-à-dire, l’enquête du bon et du véritable (Flores Ramos, p. 36). Il ne faut pas être surpris par la bonne réception des travaux de Muratori parmi les auteurs espagnols des Lumières : sa définition du bon goût fait recours aux valeurs fondamentales de la pensée scolastique tout en mettant en place un système philosophique solide et érudit (p. 36).

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Portrait de Ludovico A. Muratori, publié dans Annali d’Italia, Vol. 1. Source

Malgré l’importance accordée à l’œuvre de Muratori et sa proximité à la pensée illustrée espagnole, Flores Ramos laisse sans explication sa réception en Espagne. L’auteur a consulté la traduction par Juan Sempere y Guarinos, publiée en 1782 avec son Ensayo de una biblioteca española. Cependant, Muratori avait publié la première édition de ses Reflexiones en 1708, c’est-à-dire 74 ans avant et sous le pseudonyme « Lamindo Pritanio » ! Flores Ramos ne dit rien sur ce qui s’est passé dans ce laps, si le public espagnol lisait directement en italien ou si existaient d’autres traductions, comment le texte pouvait être accessible ou le cas échéant, comment les lecteurs ont appris la langue. Il est difficile de comprendre qu’une traduction aussi tardive ait eu une influence aussi grande parmi les auteurs du même siècle. La réponse à ces questions permettrait d’avoir une idée plus précise sur la circulation d’idées et sur la circulation des idées entre les écrivains.

L’exemple de José Márquez est le plus achevé par Flores Ramos. Après avoir exposé brièvement la biographie du jésuite, Márquez est présenté comme un des représentants les plus importants du rationalisme des Lumières dans l’empire espagnol. Ainsi, dans son œuvre Sobre lo bello, on remarque que « le procès de discernement du beau » est une « évolution de l’autorité prestigieuse vers l’autorité raisonnée » (p. 44). Grâce à des notions telles que « vérité », « bonté » et à des actions telles que « raison » et « volonté », Márquez suit le chemin ouvert par Muratori et met en place un système solide permettant de réunir harmonieusement l’esprit et la raison (p. 46).

Malheureusement pour Flores Ramos, son exposée sur l’œuvre de Márquez a les mêmes problèmes que celles de Muratori : elle même signale qu’il existent deux versions de Sobre lo bello : l’une de 1801, en espagnol, et l’autre de 1808, en italien, sans dire que Márquez ne rentre au Mexique qu’en 1816. Si l’œuvre de Márquez, comme ceux de tant d’autres auteurs signalés par l’auteur, répond tout à fait avec les limites chronologiques de la Nouvelle-Espagne, il ne suffit pas de se limiter à constater son existence pour donner une explication historique des antécédents de l’essai au Mexique.

Les bibliothecas et la controverse américaine

Le deuxième chapitre est consacré aux Bibliothecas. Genre littéraire assez curieux, entre la galerie d’hommes illustres et l’inventaire, il s’agit d’un « témoignage de l’histoire littéraire à travers les études bibliographiques » (p. 49). Une bibliographie, quoi. Les auteurs de la Nouvelle-Espagne ont suivi le modèle établi par Antonio de León Pinelo (ca. 1595-1660), qui avait publié en 1629 un Epítome de la biblioteca oriental y occidental, abrégé des publications dans les Indes Orientales et Occidentale ; ou par Nicolás Antonio (1617-1684), qui avait publié sa Biblioteca Hispana Nova, en 1672.

Ce « travail de compilation et organisation documentaire » s’est répété dans la Nouvelle-Espagne (p. 53). Flores Ramos mentionne les exemples de Juan José de Eguiara y Eguren (1696-1763), celui de la Biblioteca Turriana (1758) et celui de l’Índice de todos los libros, de 1800.

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José Mariano Beristáin de Souza, Biblioteca Hispano Americana Septentrional. Source

D’après un des travaux de Bernabé Navarro, cité par Flores Ramos mais qu’elle ne cite pas, les bibliographies avaient la particularité d’être « une conséquence de la formation de la conscience criolla » (p. 49). La plupart des historiens sont d’accord avec le fait que les racines du nationalisme mexicain se trouvent dans le XVIIIe siècle novohispano. D’innombrables historiens de la Nouvelle-Espagne ont construit un récit téléologique national à partir de cette affirmation. Edmundo O’Gorman et David Brading ont publié des travaux très importants à cet égard. Entre autres, la discussion baptisée par Antonello Gerbi comme « la controverse américaine », autour de l’infériorité naturelle des indigènes et même des Espagnoles, est un événement qui a permis de développer un sens de nationalité chez les Mexicains.

Ce qui me semble le plus important est de signaler que les découvertes archéologiques, la réflexion esthétique et le développement du collectionnisme ont introduit l’objet archéologique et le monument en tant que sources historiques. Le piège se trouve dans le fait que tous les aspects étudiés par l’historiographie mexicaine du XVIII siècle, concluent nécessairement dans la formulation d’une identité nationale à partir du débat américain. Et comme tant d’autres historiens, Flores Ramos passe à côté de l’occasion d’expliquer comment les érudits de la Nouvelle-Espagne en participant à ce débat font aussi recours de la nouvelle conception de la source historique au-delà du texte écrit. Arnaldo Momigliano l’a très bien explique dans son article « Ancient History and the Antiquarian » (Journal of the Warburg and Courtauld Institutes 13, nº 1-2, janvier 1950, 285-315).

Au-delà de l’articulation d’un discours nationaliste — sujet très étudié et débattu —, je pense que la nouveauté des écrivains de la Nouvelle-Espagne se trouve dans leur emploi des vestiges préhispaniques dans l’élaboration d’un discours historiographique, de la même manière que leurs collègues européens le font avec les vestiges grecs, romains et plus récemment, avec les monuments médiévaux.

Le problème de l’approche de Flores Ramos se trouve dans ce que, malgré la richesse documentaire qu’elle mobilise, son récit est fragmentaire. Les Bibliothecas espagnoles et de la Nouvelle-Espagne sont seulement considérées dans l’étude grâce aux « essais » qui les accompagnent dès leur publication. Or, il reste le doute sur la nécessité de mobiliser tous ces auteurs afin de réaffirmer les études sur le nationalisme mexicain, au lieu de faire la critique ponctuelle de ces essais.

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Francisco Javier Clavijero. Source

Dans le troisième chapitre, l’auteur insiste sur la richesse intellectuelle de la Nouvelle-Espagne. Elle continue le passage en revue d’un grand nombre d’auteurs : Juan Benito Díaz de Gamarra, Diego José Abad, Francisco Javier Alegre, Francisco Javier Clavijero, Andrés Cavo, Manuel Fabri, Juan Luis Maneiro… Jusqu’à arriver dans un étrange sous chapitre autour du journalisme. Il semble que ce sous-chapitre soit justifié par le fait que le naissant journalisme mexicain, qui a aidé à véhiculer l’identité nationale, a pris la forme d’un essai. En effet, le plus on avance dans la lecture on a l’impression que, mis à part l’influence de quelques auteurs italiens et les échanges de la « controverse américaine », l’essai et les bibliothecas se sont développés en Nouvelle-Espagne en pleine autarcie, malgré un isolement total établi par la couronne espagnole et grâce à l’esprit national mexicain. Les échanges entre le milieu intellectuel mexicain et la République des lettres sont vaguement ébauchés sans prendre en compte que la plupart des auteurs étaient des jésuites et qu’ils ont été exilés en Italie.

À la fin du livre se trouve une anthologie composée de textes par Francisco Ignacio Cigala, Pedro José Márquez, Juan José de Eguiara y Eguren, Benito Díaz de Gamarra, Diego José Abad, Francisco Javier Alegre, Francisco Javier Clavijero, Andrés Cavo, Juan Luis Maneiro, José Ignacio Bartolache et José Antonio de Alzate. Il est curieux de constater que Cigala ne fait l’objet d’aucun commentaire dans le texte et il reste l’impression que la sélection pour l’anthologie n’est pas exploitée ou que le rôle de l’anthologie se réduit à un témoignage. Flores Ramos laisse l’analyse des textes au lecteur et elle ajoute peu ou rien au commentaire biographique du reste de l’œuvre.

On peut donc dire qu’il s’agit d’un travail de recherche historique autour de l’esthétique du XVIIIe siècle, sur le bon goût — concept amplement discuté à l’époque — et de sa réception dans le milieu académique de l’empire espagnol. Cependant, Flores Ramos préfère se concentrer dans la discussion classique autour du jugement sur la beauté et l’utilité. Les auteurs passés en revue identifient beauté et utilité et Flores Ramos cherche la continuité entre la discussion esthétique et la formation des bibliothecas dans la Nouvelle-Espagne. Peut-être que son intention était de montrer que les auteurs des bibliothecas publient à la fois de travaux outils et beaux.

Le fil conducteur du livre est l’idée de l’essai était un instrument des auteurs éclairés pour atteindre l’idéal de l’instruction universelle. Les philosophes, en effet, considéraient l’instruction universelle comme le moyen pour atteindre la vérité et corriger les erreurs de la société.

La proposition de Flores Ramos est attirante et pose des questions intéressantes sur les rapports entre la réalité de la Nouvelle-Espagne et la méthodologie historiographique des Lumières. Cependant, le résultat est fragmentaire. Le rapport entre les chapitres et l’anthologie semble superficiel ou peu exploité. Le travail est situé dans un thème très connu du nationalisme de la Nouvelle-Espagne qui donne origine au mouvement d’indépendance mexicaine. Je pense que l’auteur perd une occasion pour montrer le procès intellectuel des érudits de la Nouvelle-Espagne et se conforme avec une explication maintes fois répétée dans l’historiographie mexicaine.