Le sculpteur de Philippe II

Margarita Estella, « Pompeo Leoni. A Sculptor in the Service of the Court of Philip II ». In Leone and Pompeo Leoni. Faith and Fame, 24‑52. Madrid: Coll & Cortés, 2013.

El Greco, Portrait supposé de Pompeo Leoni, huile sur toile, 94x87 cms., collection privée. Source

El Greco, Portrait supposé de Pompeo Leoni, huile sur toile, 94×87 cms., collection privée. Source

Dans l’historiographie spécialisée, l’œuvre de Pompeo Leoni est souvent considérée mineure à côté de celle de son père Leone. Dans cet essai, Margarita Estella cherche à mettre en valeur en montrant les particularités de la biographie de Pompeo et les exemples les plus importants de son travail, presque tout réalisé en Espagne (p. 24). Le travail d’Estella, est riche en détails et très technique. L’auteur donne beaucoup d’importance aux rapports maritaux de Pompeo, peut-être pour souligner sa ressemblance avec son père, Leone, qui avait été protagoniste de plusieurs scandales.

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Pompeo Leoni, Médaille de l’Infante don Carlos d’Espagne. Source

Ainsi, nous apprenons que Pompeo a longtemps eu plusieurs relations sans se marier. Il était lié en même temps avec deux veuves : doña Estefanía Pérez de Mora, originaire de Sigüenza, et veuve d’un Italien appelé Francisco. Ils se sont probablement connus à Milan. De son mariage précédent, doña Estefanía avait deux filles : Catalina et Brigida, dont Pompeo réussit plus tard à les faire marier [p. 26]. Pompeo se marie avec doña Estefanía et aura trois enfants : Giovanni Battista (n 1564), Alfonsina Diamante Vitoria (bap. 1571) et Miguel Angel  (bap. ca. 1573), avec qui Pompeo aura un rapport père-fils très fort [p. 26]. De l’autre côté, Pompeo avait eu une liaison avec doña Mariana de Sotomayor. De cette relation est né Pedro Leoni de Soto, infirme (p. 27). Enfin, deux enfants sont nés de sa relation avec une certaine Ginesa Villa : Teodora et Pompeo (p. 27).

On ne connaît pas la date de naissance de Pompeo, mais on la calcule vers l’année 1530. Il décède à Madrid, le 9 octobre 1608. On connaît très peu de sa mère, doña Diamante, mentionnée dans quelques documents, dont le testament de Leone et dans d’autres documents qui font référence à une commande au peintre Antonio Moro d’un portrait (p. 25).

Il semblerait donc que Pompeo apprend le métier dans l’atelier de son père. En 1549, il fait le voyage avec son père pour travailler à la cour impériale de Charles V à Bruxelles (p. 28). Il est dommage qu’Estella n’explique pas les raisons pour lesquelles il a été persécuté par l’Inquisiteur général don Fernando Valdés, jugé ensuite par l’Inquisition et condamné à la réclusion dans un monastère en 1558. L’empereur Charles lui-même doit intervenir pour le libérer (p. 28).

Cependant, à partir de ce moment Pompeo commence ce qu’on peut appeler sa carrière indépendante. Il prend la charge d’une série de portraits de la famille impériale, déjà commencés par son père (p. 28). En fait, depuis 1557, la princesse Jeanne, régente d’Espagne en l’absence de son frère Philippe II, avait issu un décret qui plaçait Pompeo au service de la Cour (p. 28).

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Buste de Philippe II, roi d’Espagne. Source

Avec l’installation définitive de la cour royale espagnole à Madrid, Pompeo s’y installe aussi. Il participe activement dans la vie artistique de la cour et, en 1570, il contribue à la décoration de l’entrée triomphale de la reine Anne, quatrième femme de Philippe II (p. 30). C’est le début d’une série de commandes royales qui vont constituer le gros de son catalogue. Ainsi, en 1571, il reçoit la commande d’un piédestal pour l’arche du reliquaire de saint Eugène à Tolède (p. 30). En 1574, Pompeo exécute le monument funéraire de la princesse Jeanne d’Autriche, la seule femme ayant rejoint les jésuites (p. 32). Suivent les commandes pour le tombeau de don Fernando Valdés — le même que lui avait fait un procès — et ses parents en 1576 ; le tombeau de l’évêque de Plasence, à Madrid et le tombeau du chancelier de Castille, don Diego de Espinosa, en 1577 (p. 33-34).

En ce qui concerne ses travaux pour l’Escurial, elles font partie de la dernière étape de la construction commandée par Charles V en 1563, et commencée en 1567 (p. 34). En 1573, l’architecte Juan de Herrera présente à l’empereur les plans pour l’autel principal de l’église, dont les bronzes chargés à Leoni. En 1579, Pompeo signe un contrat de collaboration avec Jacome Trezzo et Juan Bautista Comane, pour la construction de l’autel (p. 35). Malgré le désaccord de Trezzo, le contrat spécifiait que les œuvres seraient exécutées dehors l’Espagne, faute de matériaux et d’artistes capables. Il était aussi établi que des moulages seraient présentés au ro afin d’assurer son accord (p. 35). Un document daté en 1580, spécifie que Jacomo Trezzo serait chargé de l’exécution du tabernacle de l’église, Leoni des bronzes et Comane des bronzes et marbres (p. 35).

Le travail pour l’autel de l’église est retardé de quatre ans à cause des plusieurs commandes que Pompeo aurait reçues en même temps qu’il travaillait pour l’Escurial. En 1582, Pompeo rentre à Milan pour inspecter les travaux pour l’autel de l’église de l’Escurial (p. 34). Son père, Leone, en désaccord avec les termes du contrat, refuse de travailler avec Pompeo. Pour cette raison il a dû exécuter presque seul les figures en bronze dont il était chargé, avec la seule aide de l’artiste Adrian de Vries, connu en Espagne sous le nom de Adrián de Frías (p. 36). Pour compliquer les choses, Trezzo décède en 1589 et l’année suivante son père décède aussi (p. 41). Les travaux de Pompeo ne seront achevés qu’en 1592.

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Juan Pantoja de la Cruz, Esculturas orantes de Carlos V y su familia (par Pompeo Leoni). Source

En 1597, Pompeo finit le cénotaphe de Charles V et reçoit la commande de Philippe II. Ce dernier ne voit pas achevé son cénotaphe, car il meurt en septembre et Pompeo ne finit son travail qu’en décembre. Ces deux œuvres ont été travaillées dans les ateliers de Jacopo Trezzo e en raison de l’urgence de la date de livraison du dernier, Pompeo a dû faire appel à d’autres artistes : le neveu de Jacopo Trezzo, Trezzo le jeune, Miguel Angel Leoni, le fils de Pompeo, Milàn Bimercado, Baltasar Mariano, Anton de Morales et Juan de Arfe (p. 44).

Foi et fame

Kelley Helmstutler di Dio, « Leone Leoni. Life and Works ». In Leone and Pompeo Leoni. Faith and Fame, 12‑23. Madrid: Coll & Cortés, 2013.

Lors de la rédaction de ma thèse, j’avais croisé Kelley Helmstutler di Dio (mon Dieu, j’adore la sonorité de son nom !), à propos du statut social des artistes et des collectionneurs (voir « Federico Borromeo and the Collections of Leone and Pompeo Leoni. A New Document ». Journal of the History of Collections 21, no 1 (2009) : 1‑15). A ce moment, je citais l’article de Helmstutler di Dio pour faire référence, très vite, du cas des artistes italiens Leone Leoni et son fils Pompeo.

Détail de l’autel exécuté par Leoni pour l’Escurial. Source

Quelques années plus tard, Kelley Helmstutler di Dio collabore à la rédaction d’une petite collection d’essais autour de ces deux artistes. Financé par la firme Coll & Cortés à l’occasion de l’ouverture de leurs bureaux londoniens, le volume a été dirigé par Rosario Coppel, et d’autres chapitres ont été rédigés par Margarita Estella.

Le premier chapitre du volume est consacré à la biographie de Leone Leoni. La vie de Leone Leoni pourrait, sans problème, donner lieu à des romans. Né à Arezzo vers 1509, il a reçu une formation d’orfèvre. Il s’est lié d’amitié avec Giorgio Vasari et Pietro Aretino. Entre 1524 et 1527, il a travaillé à Rome et a Venise. En 1537, il fait un séjour à Padoue, où il fait connaissance d’Antoine Perrenot de Granvelle et se fait ennemi de Benvenuto Cellini. En novembre 1538, Leoni est nommé graveur de l’hôtel de monnaies du pape Paul III. À Rome, il fait connaissance de Michel-Ange, Baccio Bandinelli et Perino del Vaga.

Leoni était connu par ses scandales. A Ferrara, il avait été accusé de contrefaçon en 1537. En 1540, il a été accusé d’attaquer et défigurer le bijoutier papal, Pellegrino di Leuti. Leoni a été condamné à perdre la main droite, mais grâce à l’intervention des amis puissants, dont l’Aretino, Francisco Doarte et l’amiral de la flotte impérial Andrea Doria, la sentence a été commutée pour les galères du pape. Quand la galère où Leoni purgeait sa peine fait escale à Gênes, Doria vient à son secours et réussi à le libérer. En 1544, Leoni fait un séjour à Venise, après avoir eu beaucoup de succès à Gênes. Après un nouveau scandale impliquant son assistant Martin Pasqualigo, Leoni déménage à la cour du Conte de Parma et Piacenza (p. 13).

Charles V et la Furie, bronze, Museo del Prado, Madrid

À Piacenza, il gagne la faveur du gouverneur de Milan, Ferrante Gonzaga, et il l’invite officiellement à la cour de l’Empereur en avril 1547. Il arrive à Bruxelles, siège de la cour, en 1549. En arrivant, Leone présent à l’Empereur des médailles avec les portraits de sa famille. Il semble que l’Empereur a particulièrement apprécié le portrait de son fils Philippe (p. 14-15). Avec les commandes de l’Empereur qui vont se suivre, commence une période très créative pour Leone. Helmstutler di Dio signale, en particulier, la création d’un buste, aujourd’hui au Museo del Prado, où, pour la première fois, la base est transformée en élément actif de la sculpture (p. 17), et un des projets les plus ambitieux, qui sera fini par son fils : une sculpture intitulée Charles V et la Furie. Le projet original de cette pièce ne contemplait que la figure de l’Empereur, mais au cours de son travail, Leoni ajoute la Furie vaincue au pied de Charles et, chose encore plus difficile, une armure amovible à volonté (p. 17).

Les scandales continuent, il serait trop long de les détailler. Le fait est que Leoni doit déménager à plusieurs reprises. Pendant les années 1580, il reçoit la commande de l’autel de San Lorenzo à l’Escurial. Il s’agit de la plus grande commande de bronzes pendant ce siècle. En 1581, Leone avait déjà envoyé vingt-sept caisses. En 1589, son fils Pompeo voyage à l’Escurial pour superviser en personne l’achèvement de l’œuvre.

Leone Leoni décède le 22 juillet 1590. Il est aujourd’hui enterré à l’église de Santa Maria della Scala, à Milan. D’ailleurs, il avait réuni une collection d’art très importante à son domicile de Milan. Pour se donner une idée de l’importance de cette collection, elle a été acquise par plusieurs princes, dont le roi Philippe III d’Espagne et plusieurs autres membres de la famille royale espagnole, l’empereur Rodolphe II d’Habsbourg, le neveu de ce dernier, Mathias, le roi Charles I d’Angleterre, le Grand Duc de Toscane, et encore le cardinal Federico Borromeo.

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La Casa degli Omenoni, conçue par Leoni, dans la Descrizione di Milano de Serviliano, 1738. Source

La richesse du peuple élu

Giacomo Todeschini. « Trésor admis et trésor interdit dans le discours économique des théologiens (XIe-XIIIe siècles) ». In Le trésor au Moyen Âge. Discours, pratiques et objets, 33‑50. Micrologus’ Library 32. Florence: Sismel, Edizioni del Galluzzo, 2010.

Jérusalem Céleste, selon P. Cosma Rosello, Venise : A. Paduan, 1579. Source: BiU Santé

À la suite de leur première collection d’essaies, dont nous avons parlé ici, Burkart, Cordez, Mariaux et Potin ont publié une deuxième collection, beaucoup plus importante et détaillée. Celle-ci couvre d’autres aspects que, dans la première collection, avaient été laissés de côté ou qui n’avaient pas été suffisamment approfondis. C’est le cas de cet essai par Giacomo Todeschini.

Todeschini est un spécialiste en histoire économique des ordres religieux et de l’Église. En 2004, il avait publié Richezza Francescana. Dalla povertà volontaria alla società di mercato (Bologne, Il Mulino, 216 pp.) qui est une étude d’histoire économique autour des franciscains. Son approche ici nous permet de voir les liens entre l’économie, la religion et certains aspects de l’histoire médiévale, tel l’antisémitisme, qui provient non seulement à partir d’un métier propre aux juifs, mais aussi dans un discours qui reliait salut de l’âme et économie.

Tout commence entre le XIe et le XIIIe siècle, quand apparaît la tendance, dans les sources théologiques européennes, à métaphoriser le salut de l’âme et l’ordre de la societas Christiana en des termes économiques. Ainsi, la richesse est la marque de l’appartenance aux élus ou à défaut, de la condamnation. Cependant, il faut bien que cette richesse ne soit pas simplement accumulée, il faut qu’elle soit mise au service de la communauté (p. 33). On développe alors l’idée d’une « agrégation sociale fidèle entendue comme trésor productif » (p. 38), à partir de laquelle, non seulement les trésors d’Église sont considérés comme des unités indissolubles et inaliénables, mais la chrétienté tout entière (p. 38).

Ambroise de Milan utilise l’image de l’eau qui coule, qui aide à la production agricole, et de l’eau étanche, qui est fétide. Augustin de Hippone, aussi, s’en sert des métaphores économiques et lui, il parle du peuple de Dieu comme d’une « monnaie vivante ». Plus tard, les disciples de Jérôme utiliseront le terme « monnaies précieuses » (nummorum acervus) pour faire référence aux chrétiens et, en conséquence, aux fidèles (p. 33-34). Enfin, deux textes capitaux de la réforme grégorienne offrent des images pour décrire la société chrétienne : les épitres de Pierre Damien et l’Adversus simoniacos d’Humbert de Silvacandida. Dans ces textes, on trouve l’image d’une société apostolique qui est, elle-même, un trésor qu’il ne faut pas disperser, opposée à une thésaurisation inutile, qui est le propre des clergés et des laïques simoniaques (p. 36).

Les métaphores économiques offrent, donc, deux possibilités aux fidèles : soit participer à une économie du salut, dans laquelle le mouvement de richesses fait partie du patrimoine des fidèles et apparaît comme le chemin du salut ; soit comme les possesseurs d’un trésor inutile et dévalue. Dans ce dernier cas, on utilisait la figure des monnaies sans character c’est-à-dire, des monnaies sans la marque de la frappe (p. 35). C’est, en fait, un autre aspect de l’économie des grâces dont on avait parlé avec B. Roux. Thomas d’Aquin parle, par exemple, d’un ensemble du thesaurus ecclesiarum, qui donne lieu aux facultates ecclesiarum, dont le pouvoir de distribuer des sommes des grâces, ce « capital immatériel organisé par le sacrifice du Christ et par les mérites des saints » (p. 39).

S. Ambrosius

Une des Épitres de Saint Ambroise, 1201-1220, Manuscrit de la BnF. Latin, 1755. Source : BnF

Le résultat c’est la création d’« une image capable de concrétiser l’identification entre le sujet collectif “peuple chrétien” (populus ou societas christianorum) et la réalité institutionnelle ecclésiastique ou ecclésiale issue de la réforme grégorienne ». Mais aussi, l’identification du peuple chrétien avec le trésor lui-même, ce qui généralise l’exclusion vis-à-vis de ceux qui ne se convertissent pas.

Bibliographie

  • AMBROISE DE MILAN, De Helia, De Nabuthae, De tobia, éd. G. Banterle dans Opere, vol. VI, Milan, Rome, 1985
  • AUGUSTINUS, Sermo IX 9, éd. C. Lambot, Turnhout, 1961, CCSL, 41, 125-126
  • BOGAERT, R.? « Changeurs t banquiers chez les Pères de l’Eglise », Ancient Society, 4, 1973, p. 239-270
  • CAPITANI, O., Tradizione ed interpretazione: dialettiche ecclesiologiche del sec. XI, Rome, 1990 (sur la réforme grégorienne)
  • DAMIEN, Pierre, Die Briefe des Petrus Damiani, K. Reindel (éd.), Munich, 1989
  • POQUE, S., Le langage symbolique dans la prédication d’Augustin d’Hippone, Paris, 1984
  • SILVACANDIDA, Humbert de, Adversus simoniacos, F. Thaner (éd.), Hannover, 1891, MGH, Libelli de lite imperatorum et pontificum, I, 95-25

Convertir les objets

Yann Potin. « Le roi trésorier. Identité, légitimité et fonction des trésors du roi (France, XIIIe-XIVe siècle) ». In Le trésor au Moyen Âge. Questions et perspectives de recherche. Der Schatz im Mittelalter. Fragestellungen und Forschungsperspektiven, 89‑117. L’Atelier de Thesis 1. Neufchâtel: Institut d’Histoire de l’art et de Muséologie, 2005.

L’article final de cette petite collection d’essais autour du trésor est de Yann Potin, archiviste et chartiste. Cet article est très riche en réflexions et références, même si parfois un peu répétitif dans le style.

Les origines du trésor se trouvent, peut-être, dans l’Antiquité classique, dans le modèle de la Cité et du Temple repris, reformulé et conditionné par le christianisme, de telle sorte qu’il est commun, peut-être trop facilement, d’analyser son histoire à travers « la sécularisation des biens et des valeurs » (p. 95).

[Peinture murale de la Sainte-Chapelle où sont représentés un roi et une reine agenouillés au pied d'un Christ en croix] : [dessin]

Peinture murale de la Sainte-Chapelle où sont représentés un roi et une reine agenouillés au pied d’un Christ en croix. Dessin. Source: Gallica

Potin signale que l’historiographie spécialisée distingue entre le trésor du Haut et du Bas Moyen Âge. Pendant le Haut Moyen Âge, le trésor est généralement associé aux chroniques chevaleresques, aux butins de guerre et au pillage. Il semble que le trésor soit réduit à une figure de style, rhétorique ou littéraire. Depuis l’époque carolingienne, le trésor, comme l’art, subit une « conversion ». Avec ce terme, Potin signale le procès de soumission à la religion des objets thésaurisés. La conversion des objets « scelle […] l’alliance et la soumission du pouvoir royal à l’institution ecclésiale ».

C’est le moment du développent des interprétations sur la valeur spirituelle des choses, des correspondances entre matières précieuses et vertus chrétiennes. Les « lapidaires » expliquent les relations entre pierres précieuses et les souverains. Le traité de Marbode, écrit au XIIe siècle, est le plus connu et dans le bestiaire connu sous le titre Physiologus, sont aussi évoquées des correspondances entre pierres précieuses et la monarchie. La description idéale de la royauté par le Prêtre Jean est une allégorie qui met en place les correspondances entre pierres précieuses et monarchie (p. 103).

Le Tresor royal futur : c'est ainsi qu'a sa cour, Louis verra sans peine de la main de Necker ce brillant phenomène car on ne vit jamais, pas meme en l'age d'or les trois corps reunis verser dans ce tresor... : gentes externae fortem pertendite nervum... : [estampe] / [non identifié]

Le Tresor royal futur : c’est ainsi qu’a sa cour, Louis verra sans peine de la main de Necker ce brillant phenomène car on ne vit jamais, pas meme en l’age d’or les trois corps reunis verser dans ce tresor, Estampe. Source: Gallica


À partir du XIIe siècle, les documents à propos des trésors se multiplient et se dispersent. Cependant, les études déjà classiques d’Henri Pirenne et de Georges Duby, ont montré combien le trésor est aussi, à cette époque, le produit de la fiscalité royale et d’une structure mentale suivant une « anthropologie politique » employant des signes et des symboles. Cette dispersion se voit aussi dans la compréhension du concept de trésor. Vers la fin du XIIIe siècle, le concept de trésor fait déjà part de différentes réalités du royaume : artistique, financier, littéraire, théologique… etc. (p. 100).

En plus de l’aspect historique, il faut analyser le niveau épistémologique de la notion de trésor. Potin affirme qu’elle est « recouverte » par de multiples notions différentes : il faut donc faire recours à d’autres notions telles que ‘collection’, ‘capital’, ‘fonds’, ‘réserve’, etc. Ces notions nous laissent observer que l’histoire du trésor a un aspect social qu’on peut pas négliger et qui a, selon Potin, quatre caractéristiques (p. 96) :

  1. Le trésor exprime certains valeurs considérés inestimables et précieuses grâce à sa dimension « rhétorique et imaginaire ».
  2. Le trésor signale le lieu où se trouvent les biens inestimables et précieux. Il est donc, « un référent topographique ».
  3. Le trésor est une « institution légitime » qui emploi du personnel spécialisé pour sa conservation à cause de l’espace physique et idéal qu’il occupe. Il est aussi à l’origine d’autres fonctions, notamment monétaires, fiscales, patrimoniales et politiques.
  4. Le trésor est un « agent économique ». C’est-à-dire qu’il est le point de rencontre d’un système d’échanges des biens.

Aujourd’hui, dans l’imaginaire collectif, le trésor français est identifié avec celui gardé à l’abbaye de Saint-Denis. Cela est dû à la quantité d’objets gardés (quatre-vingts pièces) dont les regalia et à une exposition organisée en 1991. Or, le trésor gardé à la Sainte-Chapelle de Paris est lui aussi lié à l’histoire de la monarchie française et il est, pour certains, encore plus important (p. 90).

Le trésor de la Sainte-Chapelle a été réuni à celui de Saint-Denis en 1791. Cette fusion était envisagée depuis 1787, suite à un arrêt du Conseil d’Etat supprimant les Saintes-Chapelles du royaume. Ainsi, lors de la nationalisation de 1789, les saintes chapelles n’avaient plus de statut juridique. À différence de l’abbaye de Saint-Denis et de Notre-Dame, la Sainte-Chapelle n’est pas une propriété ecclésiale : il s’agit d’une fondation royale donc privée. Dès le XIIe siècle, elle est placée sous juridiction de la Chambre des comptes. Louis XVI le considère toujours propriété de famille face aux nationalisations révolutionnaires (p. 92). Le trésor de celle à Paris été formé en premier lieu par l’acquisition des reliques de la Passion du Christ, achetées par Louis IX auprès de l’empereur de Constantinople en 1238 (p. 90).

En effet, Louis IX inaugure une nouvelle pratique vis-à-vis des trésors : il est le premier monarque à établir un trésor sacré au sein du pouvoir royal, tout en établissant une hiérarchie entre le sanctuaire de Saint-Denis et de la Sainte-Chapelle. Enfin, il établit un mode de transmission dont le profit ne bénéficie pas exclusivement au légataire que dans la mesure où le trésor est mis au service d’une collectivité, de la même manière qu’un fidéicommis. Ainsi, dans son testament rédigé en 1270, Louis IX ordonne que les reliques de la Passion formant le trésor royal reviennent à son successeur « ad honorem Dei et utilitatem regi » (p. 102).

[Peinture murale de la Sainte-Chapelle, sur laquelle sont peints trois personnages. L'un d'eux, à genoux, présente à un dignitaire ecclésiastique un diptique représentant Jésus-Christ et la Vierge. L'autre personnage assis porte un manteau bleu à pèlerine avec fourrure blanche] : [dessin]

Peinture murale de la Sainte-Chapelle, sur laquelle sont peints trois personnages. L’un d’eux, à genoux, présente à un dignitaire ecclésiastique un diptique représentant Jésus-Christ et la Vierge. L’autre personnage assis porte un manteau bleu à pèlerine avec fourrure blanche. Dessin. Source: Gallica

Potin identifie deux sortes de « thésaurisation » : une « externe » ou « par procuration », « qui vise une conversion des valeurs matérielles en offrandes et intercessions spirituelles » ; et une « interne », qui n’est pas tout à fait clairement expliquée. A propos de la thésaurisation interne, Potin donne une série d’exemples d’objets à usage religieux et à usage du roi, mais qui sont associés au mobilier ordinaire et au mobilier d’apparat.

La thésaurisation est, en tout cas, une ‘forme singulière’ d’accumulation, qui suppose l’échange entre le monde spirituel et le monde matériel. Dans ce sens il s’insère bien dans le modèle proposé par K. Pomian dans ses études sur le collectionnisme. Sa singularité vient du fait que la thésaurisation suppose l’échange entre le monde spirituel et le monde matériel. Or, le fait que ce soit un échange entre les deux mondes brouille l’appartenance des biens : la propriété et les usages du trésor apparaissent dès lors difficiles à déterminer ou à définir (p. 95). Ce que nous voulons signaler avec Potin est le fait que dans la documentation comptable à partir du XIVe siècle — très complète pour les années 1380-1424 –, ces ensembles de biens sont isolés sous la dénomination « joyaux et vaisselle du roi », surtout à partir de la fondation de la Sainte-Chapelle. C’est cette singularisation au milieu de l’univers patrimonial qui défine sa particularité (p. 92).

La place du trésor est celle du reflet de la personne et de la puissance royale. La possession des reliques de la Passion permet au roi de monopoliser la thésaurisation séculière. Condamnée par les clercs, seul le roi peut justifier d’une thésaurisation et de s’entourer des pierres et matières précieuses afin de donner une image réelle à sa puissance (p. 102). Le trésor est « une projection du corps du roi sur le monde matériel ». Le trésor est en même temps attribut de la personne et de la puissance royale : « Il forme une assise de la majesté princière, en réalisant un prolongement et une projection du corps du roi sur le monde matériel » (p. 94). Potin affirme que le privilège royal sur les matières précieuses et les inventions des trésors auraient leur origine dans le modèle princier exposé dans la lettre du Prêtre Jean, qui circulait depuis le XIIIe siècle. À partir de cette époque, la construction des modèles de contrôle fiscal cherche à reproduire les privilèges que le roi avait sur les reliques et, en particulier, sur celles de la Passion (p. 104-105).

L’ensemble thésaurisé n’est pas fixe, une grande circulation a lieu dans son sein. Le trésor du roi est aussi une réserve de métal et d’objets précieux à offrir. La distinction entre domaine de la Couronne et domaine du roi s’est établie au cours du XIVe siècle. Cette distinction a pour fonction de distinguer entre biens inaliénables et aliénables (p. 108). L’établissement du domaine de la Couronne laisse la possibilité d’un domaine du prince. Mais, comme Potin l’observe, le fait que dans ce dernier n’existe pas une construction normative précise, fait penser que ces biens y sont placés temporairement ou par défaut. Le domaine de la Couronne tend à absorber celui du prince. Cela est évident lors des successions princières (p. 109). Le trésor dont les différents rois profitaient l’existence, est devenu un patrimoine dynastique, jusqu’à ce qu’en 1532, François Ier fait distinguer une part inaliénable (p. 92-93).

Il y a, aussi, le problème de l’inaliénabilité. La notion d’inaliénabilité s’est formée « en négatif » au cours du XIVe siècle, c’est-à-dire, à partir de révocations de dons. Ces dons — et révocations — concernaient des biens du domaine de la Couronne, mais aussi du domaine du prince. Cela s’explique par le fait que la Chambre des comptes réussit à imposer le principe de rétroactivité domaniale et d’intégration à la Couronne. Potin souligne, d’un côté, que les révocations ne sont pas nombreuses, et de l’autre, qu’elles obéissent à des besoins ponctuels : seules sont révoquées les donations « mauvaises », liées à l’opportunité politique ou au moment économique (p. 110).

Arrêt du conseil d'Etat qui adapte aux reconnaissances délivrées au trésor royal et qui n'ont point été échangées avec des billets de l'emprunt ordonné par arrêt du conseil du 4 oct. 1783, les billets restant à délivrer au trésor royal, du nombre de 60 000, composant ledit emprunt

Arrêt du conseil d’Etat qui adapte aux reconnaissances délivrées au trésor royal et qui n’ont point été échangées avec des billets de l’emprunt ordonné par arrêt du conseil du 4 oct. 1783, les billets restant à délivrer au trésor royal, du nombre de 60 000, composant ledit emprunt Source: Gallica

Les études sur les trésors royaux ont donné lieu à deux sortes de travaux : un premier type de travaux sur l’histoire des arts précieux et un deuxième sur l’histoire financière de l’État. À la fin du XIXe siècle, plusieurs éditions d’inventaires ont été publiées, afin de mettre en place un corpus documentaire sur les objets conservés dans des musées. Cette littérature emploie une méthode comparative entre description archéologique et analyse du vocabulaire des rédacteurs des inventaires.

Le deuxième type de travaux s’est développé à partir des années 1870. Ces travaux se sont concentrés en une histoire institutionnelle et financière de l’État. Les historiens se sont alors concentrés en l’édition de « la constitution, la fonction et le contrôle des dépôts ». Les études sur les joyaux et les trésors d’églises restent, cependant, assez incomplètes, ainsi que celles sur le statut juridique du mobilier royal en France, à cause de l’incendie des archives de la Chambre des comptes en 1737.

Enterrement de très haut, très puissant et magnifique seigneur Clergé : décédé en la salle de l'Assemblée nationale, le jour des morts 1789. Son corps sera porté au trésor royal, en caisse nationale, par MM. de Mirabeau, Chapelier Thourt [i.e. Thouret] et Alexandre de Lameth. Il passera devant la Bourse et la Caisse d'escompte qui lui jetteront de l'eau bénite, M.M. l'Abbé Syes [sic] et Maury, suivront le deuil en grandes pleureuses... : [estampe] / [non identifié]

Enterrement de très haut, très puissant et magnifique seigneur Clergé : décédé en la salle de l’Assemblée nationale, le jour des morts 1789. Son corps sera porté au trésor royal, en caisse nationale, par MM. de Mirabeau, Chapelier Thourt [i.e. Thouret] et Alexandre de Lameth. Il passera devant la Bourse et la Caisse d’escompte qui lui jetteront de l’eau bénite, M.M. l’Abbé Syes [sic] et Maury, suivront le deuil en grandes pleureuses… : [estampe] / [non identifié] Source: Gallica

Bibliographie

  • BARBIER, Josiane, « Du patrimoine fiscal au patrimoine ecclésiastique. Les largesses royales aux églises au Nord de la Loire (milieu du VIIIe – fin du Xe siècle) », Mélanges de l’Ecole française de Rome. Moyen Âge, 111, 1999, 577-605
  • BOUGARD, François, « Trésors et mobilia italiens du haut Moyen Âge », in Les Trésors de sanctuaires, de l’Antiquité à l’époque romane, éd. J.-P. Caillet, Paris, 1996, 161-197
  • CARMODY, Francis James, « Physiologus latinus. Version Y », University of California Publications in Classical Phylology, 12, 7, 1941, 95-134
  • FAVIER, Jean, Finance et fiscalité au Bas Moyen Âge,  Paris, SEDES, 1971
  • GABORIT-CHOPIN, Danielle, « Les collections d’orfèvrerie des princes français au milieu du XIVe siècle d’après les comptes et inventaires », in Hommage à Hubert Landais. Art, objets d’art, collections. Études sur l’art du Moyen Âge et de la Renaissance sur l’histoire du goût et des collections, Paris, Blanchard, 1987, 46-52
  • GABORIT-CHOPIN, Danielle (éd.), Le trésor de Saint-Denis, catalogue d’exposition, Paris, Musée du Louvre, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1991
  • GUENEE, Bernard, « Le voeu de Charles VI. Essai sur la dévotion des rois de France aux XIIIe et XIVe siècles », Journal des Savants, 1996, 255-280
  • HARDT, Matthias « Royal treasures and representation in the Early middle ages », in Strategies of Distinction. The Construction of Ethnic Communities, 300-800, éd. W. Pohl & H. Reimitz, Leyde, Brill, 1998, 255-280
  • HENWOOD, Philippe, « Administration et vie des collections d’orfèvrerie royale sous le règne de Charles VI (1380-1422) », Bibliothèque de l’Ecole des chartes, 138 (1980), 179-215
  • HENWOOD, Les collections du trésor royal sous le règne de Charles VI (1380-1422). L’inventaire de 1400, Paris, Editions du CTHS, 2004
  • LABARTE, Jules, Inventaire du mobilier de Charles V, roi de France, 2 vols., Paris, Imprimerie nationale, 1879
  • MARBODE, Poème des pierres précieuses, P. Monat (tr.), Grenoble, Jérôme Millon, 1996
  • MONTESQUIOU-FEZENSAC, Blaise de et Danielle GABORIT-CHOPIN, Le trésor de Saint-Denis. Inventaire de 1634, 3 vols., Paris, Picard, 1973-1977
  • STAFFORD, Pauline, « Queens and Treasure in the Early Middle Ages », in Trasure in the Medieval West, éd. E.M. Tyler, York, York Medieval Press, 2000, 61-82
  • TEULET, Alexandre (éd.), Layettes du Trésor des Chartes, Paris, Imprimerie impériale, 1863
  • TOUT, Thomas Frederick, Chapters in the Administrative History of Mediaeval England: the Wardrobe, the Chamber and the Small Seals, 6 vols. Manchester, Manchester University Press, 1920-1933
  • VIDIER, Alexandre, « Le trésor de la Sainte-Chapelle : inventaires et documents « , Mémoires de la Société d’Histoire de Paris et de l’Île-de-France, 34, 1907-1909

L’économie de la grâce

Philippe Cordez, « Les usages du trésor des grâces. L’économie idéelle et matérielle des indulgences au Moyen Âge ». In Le trésor au Moyen Âge. Questions et perspectives de recherche. Der Schatz im Mittelalter. Fragestellungen und Forschungsperspektiven, 55‑88. L’Atelier de Thesis 1. Neufchâtel: Institut d’Histoire de l’art et de Muséologie, 2005.

Philippe Cordez, spécialiste en histoire de l’art médiévale, a écrit cet article sur les trésors en trois parties, une introduction et une conclusion. Ph. Cordez commence son exposé avec une question de base : « Qu’est-ce qu’un trésor ? » Il répond qu’un trésor « désigne d’ordinaire par là un ou plusieurs objets jugés précieux (p. 55) ». Cependant, Cordez essaie d’attirer l’attention sur la toute première signification de la notion, car, tout au long de son histoire, elle a certainement reçu d’autres influences, des interférences et des altérations. Ainsi, pour étudier la notion primitive il faudra se référer aux pratiques qui l’entourent, aux premières représentations (p. 55).

Premier folio de l'Inventaire du trésor de la Sainte-Chapelle, 1480. Source : BnF, Dép. des ms., Latin 9941.

Premier folio de l’Inventaire du trésor de la Sainte-Chapelle, 1480. Source : BnF, Dép. des ms., Latin 9941.

Nous pourrions rapprocher à l’analyse de Cordez celui de Pomian, selon laquelle les collections sont des sacrifices, aux analyses de M. Mauss et N. Paul, à propos du don, le premier, et des indulgences, le deuxième. Les échanges économiques sous-jacents apparaissent ainsi, explicites. Les trésors sont généralement constitués par des biens aux régimes spécifiques : des objets sacrés inaliénables, des biens matériels dans le circuit d’échanges et des biens immatériels qui peuvent être échangés ou non (p. 74). Cordez propose une analyse des objets constituant le trésor :

Les objets inaliénables sont ceux reçus par les divinités. Ils sont, en conséquence, des « objets fondateurs ». Cela veut dire que ces objets sont capables de mettre en contact le croyant et la divinité et, dans le cas des reliques, de véhiculer des indulgences. Ces objets sont aujourd’hui considérés le trésor et sont étudiés par les historiens de l’art. Dans une acception plus ample, les bâtiments et les terres sont aussi considérés comme parties du trésor.

La deuxième catégorie est constituée par les objets qui entrent dans un circuit d’échanges. Selon Mauss, le don consiste non seulement en l’action de donner. La pratique du don consiste aussi en accepter et rendre. Mais au-delà des rapports établis par l’étude de Mauss, cette action est prise dans le monde chrétien comme un modèle de vie en société.

Selon Mauss, le don consiste non seulement en l’action de donner. La pratique du don consiste aussi en accepter et rendre. Mais au-delà des rapports établis par l’étude de Mauss, cette action est prise dans le monde chrétien comme un modèle de vie en société. L’aumône constitue l’exemple de vie chrétienne, puisqu’il concerne aussi les pauvres, les morts, les saints et, principalement, Dieu.

Finalement, les objets immatériels, qui constituent précisément les trésors des grâces. La théorie des indulgences pourvoit la justification de l’économie ecclésiale des grâces.

On avait signalé ailleurs, avec B. Roux et P.A. Mariaux, les différents usages dont le mot « trésor » était l’objet. L’image des trésors spirituels est très ancienne, plus que celle des trésors des grâces. Déjà, Ambroise de Milan (339-397) le voit dans les richesses avec lesquelles il délivre des captifs ou qu’il distribue entre les pauvres (p. 58). La pratique des indulgences au sein de l’Église catholique en a établi un autre : celui des « trésors des grâces » qui articule « l’économie de la pénitence et du salut » (p. 56). C’est par l’étude de cet aspect que P. Cordez présente une réflexion sur le trésor d’église.

Dans la première partie, Cordez offre une analyse de la théorie à la base du trésor des grâces. Bien qu’on ne connaisse pas l’origine de cette image, la première fois qu’elle est apparue semble être dans la Somme de droit canonique d’Henri de Suse (vers 1194-1271) :

Comme le fils de Dieu a versé non seulement une goutte, mais tout son sang pour les pécheurs, et que de plus les martyrs ont répandu leur sang pour la Foi et l’Église, et furent punis au-delà de leurs péchés, il s’avère que ans cette effusion, tout péché a été puni ; et cette effusion de sang constitue un trésor reposant dans un écrin de l’Église, dont elle détient les clés. C’est pourquoi quand elle le veut, elle peut ouvrir cet écrin et accorder son trésor à qui elle voudra, accordant aux fidèles des rémissions et des indulgences. Et ainsi le péché ne reste pas impuni, car il a été puni en le fils de Dieu et ses saints martyrs, selon maître Hugo le cardinal (Hostiensis, Summa aurea, V, tit. de remissionibus, § 6, cité d’arès Paulus 2000, vol. 2, 152, n° 49).

Henri de Suse s’est probablement inspiré du travail du dominicain Hugues de Saint-Cher, pour formuler sa théorie du trésor des grâces. Les deux hommes enseignaient à Paris dans les années 1230 et c’est probablement là que Hugues a commencé à parler des indulgences (p. 57).

Portrait de Hugues de Saint-Cher, par Tommaso da Modena, vers 1352. Trévise, ex couvent de Saint Nicolas, salle du chapître. Source

L’indulgence peut être définie « comme la distribution des mérites des saints » (p. 66). La théorie des indulgences peut être formulée comme suit : par leurs souffrances, les saints ont acquis des mérites en quantité bien supérieure à ce qui était nécessaire pour effacer devant Dieu leurs propres fautes. Leur martyre, et surtout celui du Christ, a libéré un surplus de grâces qui n’est pas perdu et profitera à tout le monde, par l’intermédiaire de l’Église qui le conserve dans un coffre dont elle détient la clé et le redistribue à son gré aux pécheurs sous forme d’indulgences (p. 57). La théorie des indulgences a été ensuite développée par le dominicain Albert le Grand et par le franciscain Giovanni da Fidanza dit Bonaventure.

Philippe Cordez note que les indulgences acquièrent de l’importance en même temps que l’autorité impériale disparaît et que la confession auriculaire est établie. Ainsi, l’usage des indulgences s’est étendu de l’Irlande vers les endroits en Europe où l’autorité impériale avait disparu et, en conséquence, l’amnistie impériale n’était plus pratiquée (p. 60). À partir du XIe siècle, le système d’indulgences commence à se généraliser grâce, en partie, à la dématérialisation du concept. Les indulgences permettaient de moduler les pénitences tarifées imposées lors de la confession auriculaire annuelle, devenue cette dernière, obligatoire à partir du Concile de Latran IV (1215) et de l’établissement du dogme du Purgatoire (p. 61). Elle a aussi permis de généraliser le culte aux reliques : si les églises locales conservaient seulement les restes des fondateurs, à partir du XIe siècle les saints universels prennent une place importante (p. 66). L’ostentation de reliques attesterait, donc, l’enchérissement des reliques au sein des églises chrétiennes.

Le franciscain Bonaventure fait une comparaison entre le trésor royal et les indulgences dans son œuvre Commentaria in IV Libros sententiarum. Cette comparaison permet de rapprocher les biens matériels des biens spirituels, sans tomber dans le péché de simonie (p. 64). À partir de ce rapprochement, nous pouvons distinguer deux types de prestations demandées par les indulgences : le premier consiste en prestations spirituelles, telles qu’une visite à une église ou assister à une messe. Le deuxième exige le paiment de biens matériels, le plus souvent monétaires (p. 64).

Les objets matériels peuvent être attribués avec des indulgences en deux cas : soit qu’il était nécessaire d’encadrer un culte déjà existant, soit qu’on veuille attirer l’attention à un culte. Dans les deux cas peuvent se trouver des images et des reliques. À cause des problèmes d’espace, Cordez préfère se concentrer sur les deuxièmes (p. 64).

Lucas Cranach, L’Antichrist. Dans cette image on peut observer le pape en train de vendre des indulgences. Source

Les modes de vénération des reliques, acceptés et régulés par les épiscopats locaux, servent à déplacer les pouvoirs thaumaturgiques des saints vers l’autorité ecclésiale (p. 65). Le fait que les indulgences soient un moyen d’assurer le salut de l’âme les rapproche des reliques, puisque ces dernières servent au même but. Pour cette raison, elles sont aussi l’objet du contrôle du pouvoir ecclésial.

L’ostentation des reliques donnait lieu à la comptabilisation des indulgences en faveur des spectateurs. Ph. Cordez reprend cinq cas d’interrelation entre accumulation de reliques et d’indulgences, où des chapelles et des abbayes étaient favorisés avec des jours d’indulgences — des quadragenae par relique montrée — : l’abbaye prémontrée de Saint-Vincent de Wroclaw en 1400 ; la cathédrale de Magdebourg à la fin du XVe siècle (p. 67).

Le Vendeur d'indulgence : on fait argent de tout, d'auteur non indentifié. Paris, 1790. Source

Le Vendeur d’indulgence : on fait argent de tout, d’auteur non indentifié. Paris, 1790. Source

Bibliographie :

  • GODELIER, Maruice, L’idéel et le matériel. Pensée, économies, sociétés, Paris, Fayard, 1984
  • VINCENT, Nicholas, « Some ardoner’s Tales: The Earliest English Indulgences », Transactions of the Royal Historical Society, 12, 2002, p. 23-58

Finalement, les objets immatériels, qui constituent précisément les trésors des grâces. La théorie des indulgences pourvoit la justification de l’économie ecclésiale des grâces.

Trésor et collection

Pierre Alain Mariaux, « Trésor et collection. Le sort des “curiosités naturelles” dans les trésors d’église autour de 1200 ». In Le trésor au Moyen Âge. Questions et perspectives de recherche. Der Schatz im Mittelalter. Fragestellungen und Forschungsperspektiven, 27‑54. L’Atelier de Thesis 1. Neufchâtel: Institut d’Histoire de l’art et de Muséoloie, 2005.

Mariaux constate le manque de vrais études sur les trésors. Mis à part les études par Krzysztof Pomian, il constate que le peux d’études à ce sujet ne proposent pas du vrai analyse (p. 27). L’étude des trésors dans une histoire des collections est justifié depuis le point de vue économique assumé par Pomian : malgré les différences entre trésor et collection annalysées par Mariaux, les trésors aussi sont des objets « qui échappent au circuit des échanges économiques ou des activités utilitaires et qui sont soumis à un ensemble de règles définies pour être exposés dans des lieux particuliers (p. 28) ».

[Clôture du trésor. Eglise Saint-Jacques à Dieppe] : [dessin] / [François-Gabriel-Théodore Basset de Jolimont] Auteur : Jolimont, Théodore de (1788-1854). Dessinateur Date d'édition : 18..

Clôture du trésor de l’Église Saint-Jacques à Dieppe, [dessin] attribué à François-Gabriel-Théodore Basset de Jolimont (1788-1854). Source : BnF

Selon lui, à part les trésors, on ne peut pas parler de collections au Moyen Âge. Si la collection selon Pomian est définie comme « la réunion d’objets choisis — pour leur beauté, leur rareté, leur caractère curieux, leur valeur documentaire ou leur prix » (p. 27), il y a, au Moyen Âge, des collections sans collectionneur, c’est-à-dire, des collections produits par des institutions, telle l’église ou les monarchies. Le sujet est capable de faire des choix conscientes, à différence des institutions (p. 29)

Les collections médiévales sont les trésors, qui diffèrent en ce qu’il n’y a pas un vrai choix dans sa constitution : ils sont « des accumulations d’objets dont la valeur consiste précisément dans leur masse indistincte » (p. 28). Les critères d’organisation et de rassemblement sont floues et n’obéissent qu’ à des conditionnements variables. Il y a, donc, une accumulation qui prévalait sur tout arrangement ou classement.

À partir du XIIe siècle on assiste à une réorganisation des trésors peut-être, suppose Mariaux, avec l’objectif de mettre en scène ces objets (p. 29). L’importance de la collection médiévale dans mon travail, qu’il s’agit d’un trésor ecclesial ou d’un trésor princier, ce qu’elle croisse plusieurs activités et expressions « dont le but est de tracer des relations multiples avec le passé, avec la mémoire collective de la communauté possédante, et surtoout avec l’invisible » (p. 29). Mariaux signale trois relations en particulier :

  • réunion ‘frénétique’ d’objets miraculeux : reliques e aussi curiosités naturelles ;
  • remploi des objets, tout en provoquant le ‘dépaysement’ des objets : ivoires, pierres antiques ;
  • usage des spolia dans la construction de la mémoire

David Murray et Julius von Schlosser occupent une place importante dans l’histoire des collections. On a déjà évoqué ailleurs leur contribution à l’histoire de l’art. Selon Mariaux, ils sont les premiers à avoir reconnu dans les les trésors d’église « les premières traces de la collection d’art et de merveilles, puisqu’on y trouvait rassemblées les œuvres de la nature et celles de l’art » (p. 30).

Memorabilia et Mirabilia Romae. Forum Romanum a Bunsenio, Quastio, Prellero et A. Restitutum annotavit E. de Muralto Auteur : Muralt, E. de (18..-18..?). Auteur du texte Éditeur : [s.n.] (Petropoli) Date d'édition : 1870

Memorabilia et Mirabilia Romae. Forum Romanum a Bunsenio, par E. de Muralto, Petropoli, 1870

Dans les inventaires des trésors se trouvent mentionnées les curiosités qualifiées comme ‘naturelles’: oeufs d’autruche, nautiles, défenses d’ivioiree, cornes d’antilopu ou de licorne, pierres de feu, météorites, serres de griffon, ossements igantesques, etc. Parfois leur fonction et précisée et plus rarement leur fonction liturgique (p. 31). On suppose, d’après les études de Von Schlosser et Murray, que certains de ces mirabilia occupaient une place d’importance dans les églises, tout en haut des bâtiments et bien en vue. C’est la même position où il seront placés dans les musées encyclopédiques de la Renaissance et dans les Wunderkammer (p. 32).

Ainsi, pour ces auteurs l’activité de collectionner se serait développe historiquement à travers les dépôts funéraires, les trésors des temples, les accumulations, les trésors d’église, les Wunderkammern, et les musées. Cependant, Mariaux remarque qu’il n’est pas possible d’établire une lignée directe entre toutes ces formes, car les formes de collectionner, choisir et organiser on profondément changé depuis le Moyen Âge. Si la collection retire les objets du circuit d’échanges à partir de l’époque barroque, au Moyen Âge les objets conservent et leur valeur d’échange et leur valeur d’usage (p. 32-33).

[Illustrations de Histoire naturelle et morale des Iles Antilles de l'Amérique, enrichie de plusieurs belles figures des raretés les plus considérables qui y sont décrites] / [Non identifié] ; César de Rochefort, Raymond Breton, aut. du texte Auteur : Rochefort, Charles de (1605-1683). Auteur du texte Auteur : Breton, Raymond (1609-1679). Auteur du texte Éditeur : A. Leers (Roterdam (sic)) Date d'édition : 1658

Illustrations de Histoire naturelle et morale des Iles Antilles de l’Amérique, enrichie de plusieurs belles figures des raretés les plus considérables qui y sont décrites par César de Rochefort, Raymond Breton, A. Leers, Rotterdam, 1658. Source : BnF

Une différence mise en relief par Mariaux, c’est la subjectivité de la collection médiévale. La construction d’une référence au passé à travers les objets, passe par la construction de la mémoire collective. Ainsi, les collections médiévales, s’il y en a, consistent en le replacement des objets au centre d’un mythe et d’une histoire collective. Et encore, Mariaux va plus loin, il affirme que la collection d’objets concerne des vraies personnes : les saints, les rois, les héros qui sont représentés — littérairement présentés à nouveau — à travers l’accumulation d’objets.

[Plus tard, dans la systématisation des espaces des cabinets, le lieux communs sont les emplacements où les références ont leur place précise. On conserve une côte de baleine afin d’exhiber un os de la baleine qui avait avalé le prophète Jonas. Mariaux signale qu’après la distinction ontologique entre mirabilia et miracula, les curiosités naturelles, considérées jusques là le témoignange de la création naturelle et la sagesse divine, sont transformées en exempla].

Les trésors d’église sont montrés à certains époques et sous certains conditions : en raison de la solennité d’une circonstance, à des fins de mémoire (remémorer les donateurs passés). Les objets conservés dans les trésors ont aussi une fonction judiciaire, puisqu’ils sont la preuve d’une donation et comme telles, elles sont conservées comme testimonia : en conséquece, affirme Mariaux, « de dépôt, le trésor devient en conséquence un lieu de mémoire » (p. 36).

Leur condition symbolique est la plus remarquable. L’objet du trésor est un signe qui renvoie à l’au-delà, l’en haut. Sa place est entre le visible et l’invisible et symbolise le trésor dont l’homme a besoin dans la vie éternelle (p. 42). Le trésor réuni dans le monde des vivants est, en quelque sorte, converti par des médiateurs du sacré. Après s’avoir convertis en objets curieux, les objets redievendront objets naturels. Pour cela, il faudra poser un regard « desanchanté qui ramene l’objet à sa place ‘naturelle’ dans le monde.

Débat de luxe

Renato Galliani, « Le Débat en France sur le luxe : Voltaire ou Rousseau? », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, Vol. CLXI, Oxford, The Voltaire Foundation, 1976, pp. 205-217

Parmi les multiples débats et discussions qu’on eu lieu tout au long du XVIIIᵉ siècle, celui à propos le luxe, a eu une place assez importante. Fait témoignage le thème décidé en 1769 pour le concours de l’Académie française pour l’année suivante : « Les inconvénients du luxe ». Renato Galliani publia, à ce propos, un court essai intitulé « Le Débat en France sur le luxe : Voltaire ou Rousseau ? »

Galliani fait un approche sommaire mais intéressante sur la question. Il identifie deux groupes de philosophes qui s’inspirent des œuvres de Voltaire ou de Rousseau, et il observe l’existence de deux positions économiques divergentes : une pour la libération de toute activité économique, et autre pour le contrôle du pouvoir économique. Il observe aussi que ce débat a très vite passé à une dimension morale, en particulier chez les auteurs qui critiquent le luxe comme un vice de la société. Par contre, ceux qui sont favorables à son existence, posent la question en termes utilitaristes.

Jean-Jacques Rousseau, Discours qui a remporté le prix a l'academie de Dijon en l'année 1750 . Sur cette question proposée par la même académie : si le rétablissement des sciences & des arts a contribué à épurer les moeurs. Par un citoyen de Genève (Genève, chez Barillot & fils, 1750)

Jean-Jacques Rousseau, Discours qui a remporté le prix a l’academie de Dijon en l’année 1750 . Sur cette question proposée par la même académie : si le rétablissement des sciences & des arts a contribué à épurer les moeurs. Par un citoyen de Genève (Genève, chez Barillot & fils, 1750). Source : BnF

L’origine du débat se trouve, d’après Galliani, dans l’accumulation de capitale qui a été rendue possible grâce au commerce colonial, le fleurissement des manufactures et de la finance. Pour certains auteurs, l’étalage du luxe est la manifestation de l’inégalité et de l’injustice dans la société : ce sont, pour la plupart, des auteurs ‘utopistes’, qui prônent l’idéal égalitaire. Mais il est curieux de constater, comme le fait Galliani, que parmi ces auteurs coïncident aussi ceux qui considèrent que le luxe confonde les rangs de la société et, en conséquence, ils préconisent le maintien des différences sociales (p. 205).

Dans le camp opposé, le luxe est considéré une nécessité. Pour eux, la question est plutôt économique. La production des objets luxueux stimule les arts et les sciences et serait ainsi, un facteur de développement et de soutien matériel des démunis (p. 206).

C’est dans ce point que la question du luxe est rattachée à celle des œuvres d’art. Ces dernières servent aux défenseurs du luxe pour consolider leurs arguments. Cependant, on ne pourra pas dire que Rousseau n’ait pas reconnu l’utilité des arts et des sciences : « La science est très bonne en soi, cela est évident, et il faudrait avoir renoncé au bon sens, pour dire le contraire » (Discours sur les sciences et les arts, p. 36, cité par Galliani, p. 207). La stratégie de Rousseau est plus subtile : le luxe n’est pas l’objectif de sa critique ; il est le prétexte pour dénoncer l’inégalité.

En cela, il faut rappeler que la question de la propriété occupait une place importante dans les débats de l’époque et, il est facile à le voir, est lié à la question qui nous occupe. Bien des bourgeois et de nobles riches défendent la propriété comme une question de droit naturel. Or, Rousseau et d’autres font le constat que nombre de familles se sont ruinées à cause des dépenses somptuaires. Pour eux, il faudra établir des lois somptuaires et soumettre la propriété à l’intérêt commun (p. 208).

" <i>Il y a encore de grands artistes, mais la frivolité, le luxe, les modes font dégénerer les talens, et s'il n'arrive une heureuse revolution, le dieu du goût ne sera plus, comme on le voit ici, qu'un histrion entouré d'un vil cortège</i>" Les Arts sortant du temple du Gout vont faire leur pétition à l'Assemblée nationale, estampe, eau-forte, col. ; 22,5 x 37 cm (élt d'impr.), 1791. Source : BnF
 » Il y a encore de grands artistes, mais la frivolité, le luxe, les modes font dégénerer les talens, et s’il n’arrive une heureuse revolution, le dieu du goût ne sera plus, comme on le voit ici, qu’un histrion entouré d’un vil cortège »
Les Arts sortant du temple du Gout vont faire leur pétition à l’Assemblée nationale, estampe, eau-forte, col. ; 22,5 x 37 cm (élt d’impr.), 1791. Source : BnF

Vous voulez savoir davantage ? Voici quelques pistes :

  • BAAR, Georges-Louis de, Discours sur les inconvéniens du luxe, pièce présentée à l’Académie françoise en 1770 (s.l.: s.é., 1770)
  • BÉLIARD, François, Lettres critiques sur le luxe et les moeurs de ce siècle (Amsterdam, Paris: Mérigot le jeune, 1771
  • BUTEL-DUMONT, Georges-Marie, Théorie du luxe, ou Traité dans lequel on entreprend d’établir que le luxe est un ressort, non seulement utile, mais même indispensablement nécessaire à la prospérité des états (Londres, Paris: J.-F. Bastien, 1771)
  • CLÉMENT, Jean-Marie-Bernard, dit Clément de Dijon, Satire sur les abus du luxe, suivie d’une imitation de Catulle (Genève, Paris: Le Jay, 1770)
  • DE TIMURVAL, M. Dupont, ou les Inconveniens du luxe et les avantages de la frugalité, avec des remarques et suivi de quelques pièces en vers (Amsterdam, Paris: chez Couturier, 1787)
  • LA HARPE, Jean-François de la, »Discours Cinquième. Sur le luxe [1770] », in Œuvres de La Harpe. Accompagnées d’une notice sur sa vie et sur ses ouvrages, vol. III. Poèmes et poésies diverses (Paris: Chez Verdière, 1820), 262-268
  • Lettre sur la « Théorie du luxe » dans laquelle on trouve une critique de cet ouvrage, avec des notes et observations (s.l.: s.é., 1771)
  • RABELLEAU, Voyage d’un prince autour du monde, ou les Effets du luxe (Rouen: E.-V. Machuel, 1772, aussi connue comme Les effets et les inconveniens du luxe
  • ROUSSEAU, Jean-Jacques, Discours des sciences et arts, 1750 (Genève, chez Barillot & fils, 1750)
  • VOLTAIRE, « Observations sur MM. Jean Law, Melon et Dutôt, sur le commerce, le luxe, les monnaies et les impôts [1738] », in Œuvres complètes de Voltaire, t. 29, Politique et Législation, vol. I (Kehl: De l’Imprimerie de la Société littéraire typographique, 1784-1789), 141-160

Trésor de sagesse

Brigitte Roux. « La tour du trésor : clés d’accès ». In Le trésor au Moyen Âge. Discours, pratiques et objets, 89‑101. Micrologus’ Library 32. Florence: Sismel, Edizioni del Galluzzo, 2010.

 

« Si la confusion est mère de l’ignorance et de l’oubli, la séparation éclaire l’intelligence et affermit la mémoire ».

Hugues de Saint-Victor, De tribus maximis circumstantiis gestorum

Dans l’histoire du collectionnisme, une place importante est occupée par les trésors. Depuis un point de vue de l’histoire de l’art, les trésors constituent un type particulier de collection. Ils se sont développés notamment au sein de l’église, mais non exclusivement, tout au long du Moyen Âge et plus tard. Aujourd’hui on en conserve plusieurs exemples, quoique dépourvus de leur sens original.

Brunetto Latini , Livre du Trésor, 1380-1405, Bibliothèque nationale de France, Département des Manuscrits, Français 568, Source

Brunetto Latini , Livre du Trésor, 1380-1405, BnF, Département des Manuscrits, Français 568, Source

Il est donc important de réaliser la critique historique du mot afin de mieux comprendre ce qu’on désignait sous ce nom. Les historiens Lucas Burkart, Philippe Cordez, Pierre Alain Mariaux et Yann Potin ont publié au moins deux collections d’essais, avec des titres presque identiques : Le trésor au Moyen Âge. Questions et perspectives de recherche (2005) et Le trésor au Moyen Âge. Discours, pratiques et objets (2010). Comme on peut le constater par les titres, le deuxième se veut (et effectivement l’est) une continuation et un approfondissement du premier.

Dans ce deuxième volume se trouve l’essai de Brigitte Roux intitulé « La tour du trésor : clés d’accès », où l’historienne suisse analyse quelques exemples d »iconographie et littérature médiévale sur les trésors. Roux commence par signaler deux sens du mot « trésor » (p. 89). Le premier se réfère « au lieu où les objets précieux sont conservés, mais aussi au contenu de ce même lieu, à savoir, l’ensemble des objets précieux qui s’y trouvent conservés » ». Le deuxième est un sens abstrait, qui renvoie aux concepts médiévaux de sagesse et de mémoire et qui sera celui auquel Roux va s’intéresser.

Roux emploie l’œuvre de Brunetto Latini, Le livre du Trésor, écrite entre 1260 et 1266. On y trouve une description de ce qu’un trésor :

Cis livres est apielés Tresors. Car si come li sires ki vuet en petit lieu amasser cose de grandisme vaillance, non pas pour son delit solement, mes pour acroistre son pooir et pour aseurer son estat en guerre et en pais, i met les plus chieres choses et les plus precieus joiaux k’il puet selonc sa bonne entencion (Brunetto Latini, Le livre du trésor).

Roux décèle cinq caractéristiques : le trésor se trouve dans un lieu de taille restreinte ; il se constitue par accumulation ; on y accumule des objets très chers ; le trésor est placé sous la main d’un seigneur ; et il apporte à la fois du plaisir et du pouvoir. Roux cite plusieurs exemples iconographiques de cette représentatio ; une initiale dans un Trésor de 1284, réalisé au nord de la France (BnF, ms. fr., 12581, fol. 90v) ou l’initiale dans une copie en italien du traité de Latini, gardé à la Bibltiohèque Laurenziana de Florence (p. 90).

Brunetto Latini, Li Livres dou Tresor, f. 90v, BnF, Département des manuscrits, Franças, 12581

Latini associe les différents parties de son œuvre à différents matériaux : la partie sur les sciences théoriques à de l’argent comptant ; celle des sciences pratiques à des pierres précieuses, et celle de la logique à de l’or. Roux illustre alors ce système d’équivalences avec deux exemples iconographiques (p. 90) : dans une copie flamande du XVᵉ siècle se trouve une miniature où l’on voit une scène où trois hommes décomptent des deniers, des pierres précieuses et de l’or. Dans cette même copie, les frontispices de chaque partie sont décorés par ces trois figures. Le deuxième exemple est similaire se trouve dans un manuscrit du XIVᵉ siècle, réalisé dans les ateliers des miniaturistes  Jeanne et Richard de Montbaston. Les mêmes équivalences se trouvent dans l’en-tête de chacun des livres : les monnaies pour le livre I, les pierres précieuses pour le livre II et l’or pour le livre III (p. 91).

Brunetto Latini, Livre du Trésor, BnF, Département des Manuscrits, Français 568, f.

Brunetto Latini, Livre du Trésor, BnF, Département des Manuscrits, Français 568, f. 64v.

D’après Roux, ces exemples iconographiques illustrent aussi la technique ‘compilatoire’ de l’encyclopédisme médiévale. Bien qu’on ait tendance à étudier ces images dans ses rapports aux realia gardées dans les trésors, Roux note que les représentations des trésors ayant effectivement existé ne sont pas nombreuses. Ainsi, il est opportun d’étudier les trésors représentés dans ses rapports aux concepts médiévaux de sagesse et de mémoire. En ce qui concerne la sagesse, dans une miniature parisienne (BnF, ms. fr. 568, fol. 64v), on voit un maître et ses élèves réfléchissant entre pierres précieuses et fleurs. Les pierres, on l’a déjà vu, obéissent au thème développé par Latini sur les correspondances entre sciences et valeurs précieux. De leur côté, les fleurs reproduisent le thème médiéval de l’écrivain qui, telle une abeille, « butine diverses fleurs pour en composer un ‘miel délectable' » (p. 93). Le cas de la mémoire se trouve depuis l’Antiquité. Cicéron, dans son De Oratore, et dans le traité anonyme Rhetorica ad Herrenius, utilisent justement l’image du trésor pour se référer à la mémoire.

Les auteurs médiévaux mettent en valeur l’aspect organisationnelle du trésor : malgré leur petite taille, les trésor apparaissent comme des espaces très bien organisés, de la même manière, qu’opère la mnémotechnie en organisant la mémoire. Ainsi, dans ce dernier traité, « la mémoire constitue la partie essentielle du bagage de l’orateur : elle est comme une ‘salle au trésor’, comme un gardien de toutes les parties de la rhétorique » (p. 94). La mémoire apparaît représentée par une image biblique, une tour à deux portes, dont les serrures sont remplacés par un oeil et une oreille. L’oeil et l’oreille sont les organes par lesqueles la mémoire se nourrit. Un des exemples les plus anciens est le Bestiaire d’amour par Richard de Fournival (p. 95-96). Encore un autre exemple, c’est celui du psautier de Robert de Lisle (vers 1310), où se trouve une représentation de la tour de sagesse organisé selon la mnémotechnique médiévale (p. 99)

L’idée d’un rangement dans un petit space est dévelopé, dans la paxis, dans deux oeuvres assez fameuses dans leur tems : le Philobiblon et la Biblionomia. Le Philobiblon, oeuvre du même Richard de Fournival, est une description des manuscripts qu’il avait réuni et dont le projet était de former une bibliothèque publique. Ces deux ouvrages véhiculent le raprochement entre le trésor et la bibliothèque. En situant les trésors près des bibliothèques ou carrement plaçant des livres dans les trésors, la bibliothèque acquiert une signification ambigüe comme celle du trésor. Désormais biblioteca désigne autant le dépôt comme le lieu de conservation des livres (p. 97). On trouve cette disposition à l’abbaye de Saint-Gall et au palais de papes à Avignon (p. 98).

 

 

Les choses et les personnes

Yan Thomas. « Res, chose, patrimoine. (Note sur le rapport sujet-objet en droit romain) ». Archives de philosophie du droit 25 (1980): 413‑426.

Je continue avec mes lectures de Yan Thomas, après une pause obligée car je dois présenter bientôt un chapitre de ma thèse. Yan Thomas traite ici sur le concept de res en droit romain. Le résultat est une petite histoire de cette notion et de son passage de la référence aux choses matérielles à l’ensemble patrimoniale.

D’après Thomas, les romanistes de l’école allemande se sont régis par la distinction entre « le domaine subjectif de l’action » et « le domaine objectif des choses ». Ce qui permet à Max Kaser (Das römische Privatrecht, I, Munich, 1971, p. 36) de proposer que le concept res s’entende de trois manières (p. 414) :

  • Sache : les choses corporelles, singulières, délimitées, avec une existence juridique propre
  • Gegenstand ou Rechtsobjekt : tout ce qui peut être l’objet d’un droit privé ou d’un procès civil
  • Vermögen : le patrimoine dans son ensemble

Thomas voit dans l’analyse de Kasser une ébauche de l’évolution du droit subjectif depuis le point de vue du sujet : la chose-en-soi (Sache), la chose-pour-le-sujet (Gegenstand) et la chose incorporée au sujet (Vermögen). Or, pour Thomas, il est nécessaire d’essayer de penser un système sans le sujet (p. 414).

Res et chose

Thomas remonte à « la notion la plus ancienne » afin de montrer qu’en droit romain, le rapport entre chose et sujet n’est pas nécessaire (p. 415). Les textes juridiques les plus anciens associent res à causa et à lis (p. 415). C’est-à-dire, à l’idée de litige ou d’un contentieux (p. 416) et non à la chose matérielle. La différence entre res et causa réside, selon Thomas, dans une « mise en forme verbale de l’affaire » à l’aide des définitions de la rhétorique et du droit (p. 416).

Dictionarium, seu latinae linguae thesaurus... (a Roberto Stephano) Editio secunda

« Corporales res ſunt, quæ verè tangi poſſunt, vt homo veſtis: incorporales ſunt, quæ tangi non poſſunt, qualia ſunt iſta quæ in iure conſiſtunt, ſicut hæreditas » Robert Estienne (1503?, 1559), Dictionarium, seu latinae linguae thesaurus…, ex officina R. Stephani (Parisiis), 1543. Source : BnF Gallica

Donc, la matérialité de la res n’a pas la même importance que nous le donnons (le Sache de l’école romaniste allemande) ; il s’agit de son caractère de se poser comme objet de droit (Gegenstand). Or, tout peut être débattu et dès lors le monde des res apparaît illimité (p. 417). Pour Thomas, le concept de res a un caractère performatif dans le sens qu’il donne lieu à une action du moment qu’il est mentionné ; la rhétorique et le langage juridiques le mettent en place. Pour cette raison, Thomas affirme que la res donne lieu « à l’usage de mots, de concepts, d’espèces, de causes » (p. 417).

Or, cela ne signifie pas que la chose corporelle n’ait pas aucune importance ; tout au contraire, « tout intérêt juridique, à Rome comme ailleurs, se traduit matériellement » (p. 418). La différence est la perspective procédurale qui permet d’envisager la chose corporelle dans ses rapports juridiques et non par opposition au sujet (p. 418).

Peu à peu, on constate un « glissement » du terme res vers l’objet en lui-même, en passant d’abord par l’intérêt juridique. Ainsi, dans la procédure par formules du droit classique, le juge devait estimer le montant du litige, en tenant en compte la perte ou le dommage de la res à l’origine du litige. Cette estimation opère un premier glissement vers l’intérêt économique de l’affaire et confond affaire et intérêt. Dans la condemnatio du juge res se réfèrera autant à la valeur estimée comme au manque à gagner par la rétention illégitime de l’objet (p. 418).

Res et patrimoine

En droit archaïque, la distinction entre personne et chose n’est pas nette : le vocabulaire juridique des biens exprime le statut des personnes. Pour désigner le patrimoine, on utilise soit l’expression familia pecuniaque, soit le mot patrimonium qui désigne le statut du père (p. 419). Le glissement vers le mot res, dans le sens du patrimoine, est plus tardif et se fait avec le composé res familiaris afin de désigner « un procès (res) ayant pour objet les biens (familia) d’un paterfamilias » (p. 420). Cela est évident dans le terme familia qui « est à la fois sujet, par les choses et les droits qu’elle détient en la personne de son représentant, et objet parce qu’elle est précisément tout ce sur quoi le pater exerce sa direction. » (p. 421).

La familia comprend en même temps les gens et les biens d’une maison. Ainsi, le glissement qui rapproche les termes res et patrimoine s’opère dans les successions, car la familia prend alors le sens de « patrimoine » qui se transmet et qui s’aliène ; mais elle ne désigne que les biens immobiliers, par opposition à l’ensemble des biens mobiliers (pecunia) appelés familia pecuniaque (p. 421). Res finis alors pour désigner l’ensemble des biens qui entrent dans un procès d’échange et surtout les biens pris dans leur aspect comptable (p. 422).

Les termes pecunia et bona sont passés par un procès similaire. Dans le cas de pecunia, il désignait tous les biens qui ne rentraient pas dans le classement des familia, c’est-à-dire les biens mobiliers « dans leur équivalence monétaire » (p. 423). Dans le cas de bona les « biens acquis par le commerce » (p. 424). Le terme bona a aussi la particularité d’exprimer un jugement moral qui, d’après Thomas, « est marqué par l’empreinte d’un hédonisme triomphant dans les classes possédantes de la République tardive ». La désignation bona fait appel à la bienfaisance et à la prospérité assurées aux possesseurs. Les bona avaient aussi des désignations particulières qui précisait leur origine : bona patria, bona paterna et, par là, la notion de patrimoine.

Au tournant du III siècle av. J.-C., les termes res, pecunia, bona développent un langage qui permet de détacher les choses de leurs concepts. On n’aura, désormais, des objets sans liens à aucun statut particulier et la valeur monétaire sera prise en compte. Cependant, cette objectivation du langage juridique n’a pas donné origine à une séparation nette ni à une dogmatique juridique. Thomas affirme que les juristes continuent à utiliser l’ancien langage qui fait référence au rapport entre chose et personne. Mais cela n’empêche que nous regardions plus attentivement le droit romain, afin de mieux comprendre, comme l’affirme Gaius, que le droit se réalise et s’inscrit dans et sur les choses (p. 425).

Ce que les choses ne sont pas

Yan Thomas. « La valeur des choses. Le droit romain hors la religion ». Annales. Histoire, Sciences Sociales 57, no 6 (2002): 1431‑1462. doi:10.3406/ahess.2002.280119

Yan Thomas était un romaniste et le directeur du Centre d’études des normes juridiques (CENJ) à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, à Paris. Il est décédait en 2009 et a laissé un grand nombre d’articles, de livres et, plus important, d’élèves. Aujourd’hui, le CENJ porte son nom.

Dans cet article, Yan Thomas propose un analyse d’une catégorie que l’on prend souvent pour acquise dans les études romanistes : le mot res. L’analyse de Thomas se développe depuis un point de vue procédural et, comme on le verra tout au long du texte, il s’agit justement d’une qualification faite à travers le droit en mouvement, c’est-à-dire, à travers le procès. Il faut avoir en tête deux idées : en premier lieu, le sacré, le religieux et le public sont, pour le droit romain, des catégories dont l’appui se trouve dans la procédure, et constituent ainsi « des expressions formelles d’une volonté de produire et d’organiser les catégories dans lesquelles et par le moyen desquelles s’administrent les choses » (p. 1440) ; en deuxième, que le droit romain a deux manières de rendre les choses appropriables et aptes au marchandage, soit par interdit, soit en les faisant entrer pour la première fois dans la propriété de quelqu’un (p. 1448).

Roma antiqua

Gotfridus de Scachys (éd.), Roma antiqua, 1500. Source

Il propose alors d’analyser les procédures juridiques par lesquelles les choses — res — sont « qualifiées et évaluées comme biens » (p. 1431). En effet, depuis le troisième siècle de notre ère les choses sont très souvent considérées « sous le rapport presque exclusif d’une valeur patrimoniale et réalisable ». Cependant, à différence de la jurisprudence, les textes didactiques comme les Institutes de Gaius n’utilisent cette qualification qu’exceptionnellement, et la formule res in commercio n’existe pas (p. 1431). Le trait intéressant dans la conception romaniste se trouve dans la qualification des choses comme res dans la procédure (p. 1432).

Thomas signale un trait spécifique et souvent négligé du droit romain : il définit d’abord tout ce que n’est pas res, c’est-à-dire, les choses indisponibles. Il s’agit des choses qui se trouvent dans les domaines du droit sacré et du droit public. Ce qui reste en dehors de ces domaines est alors qualifié de res et se trouve dans le droit privé. Pour cette raison, afin de comprendre la notion de res, il faut d’abord comprendre comment le droit enlève certaines choses de l’aire d’échanges commerciaux : il faut caractériser « les choses patrimoniales du point de vue de celles qui ne le sont pas » (p. 1432).

Le premier texte où se trouve mentionnée la classification des biens selon leur caractère patrimonial est les Institutes de Gaius. Gaius distingue entre les choses patrimoniales (in nostro patrimonio) et extrapatrimoniales (extra nostro patrimonium). Les choses peuvent être aussi classées en celles qui relèvent du droit divin et celles qui relèvent du droit humain. Si on articule les deux critères de classement de Gaius, il est facile à observer que les choses humani iuris peuvent être res in bonis (patrimoniales) ou res nullius in bonis, et qu’il est bien possible de trouver des res in nullius bonis et dans le droit humain et dans le droit divin. Par contre, cette articulation semble imparfaite car il n’est pas possible de trouver des res in bonis de droit divin (p. 1433). Ces observations sont confirmées dans D. II, 9 et 11 :

II, § 9 : Ce qui est de droit divin n’est dans les biens de personne (nullius in bonis) ; ce qui est de droit humain est le plus souvent dans les biens de quelqu’un (alicuiuis in bonis). § 11 : Les choses publiques semblen n’être dans les biens de personne (nullius in bonis) : elles sont censées appartenir à la totalité même des citoyens (ipsius universitatis). Les choses privées sont celles qui appartiennent à des individus (singolorum hominum).

L’analyse du caractère des res ne peut donc pas marcher qu’en enlevant le critère du droit divin et humain, car ce faisant, on peut regrouper les choses publiques aux choses sacrées. Au contraire, l’analyse n’est pas possible si on enlève le critère patrimoniale, car cela obligerait réunir les choses privées avec les publiques (p. 1434).

Justinien, Institutes [Institutiones] ; Authentiques [Novellae]; Code [Codex constitutionum] (livres X, XI, XII) , traduction en français

Maitre de Grenoble, « Justinien remettant le texte de lois à ses sujets », illustration du f. 1 dans Justinien, Institutes …, traduction en français, Paris, 1340-1345, P. le François. Copiste. Source


Les choses publiques et sacrées appartiennent les unes à la cité, les autres aux dieux.  C’est là leur premier trait en commun. Elles sont sous une ‘titularité’ au delà des individus, ou comme le dit Thomas, elles sont affectées « à un sujet intemporel » (p. 1447). Les juristes d’époque impériale ne considéraient ces choses « que sous l’angle de leur inaliénabilié et de leur inappropriabilité ». Gaius et Marcianus, par exemple, qualifient les res publiques et sacrées comme nullius in bonis. Il est donc logique que le vol des choses sacrées et publiques soit qualifié de la même manière, comme du péculat, et que ce ne soit qu’à partir du IIIe siècle que le vol de chose sacrée est considéré sacrilegium (p. 1439).

En ce qui concerne les choses publiques le juriste Celsius fait une précision très intéressante : elles ne sont pas inaliénables en raison d’appartenir à la cité, « mais en ce qu’elles sont destinées à l’usage public ». Il y a donc une distinction parmi les biens du domaine public : c’est leur affectation qui définit leur statut de res extra patrimoniales. Elles sont, selon la formule romaine « res usibus publicis relictae » (p. 1436) et de ce fait accessibles à tous, et chaque membre du populus a un droit sur elles. Ainsi l’affirme D. 43, 8, 2, 2, quand on y lit que les choses « servent à l’usage des particuliers au titre de leur droit de citoyenneté ». Au contraire, les biens qui ne sont pas destinées à l’usage public peuvent être aliénées et même les juristes en font volontiers référence sous le terme pecunia (p. 1435).

Chose remarquable pour nous, ce que le dispositif construit autour des res publicae est étendu aux biens patrimoniaux du prince qui sont considérés, plus précisement, des biens à usage public. Si on estimait qu’il était un privilège que de tenir ces biens, cela n’empêchait de les maintenir dans la sphère de la res publica (p. 1436-1437).

Une autre caractéristique commune aux choses publiques et religieuses serait leur délimitation. Si les choses sacrées sont délimitées sur le terrain, les publiques le sont aussi : après la publicatio, des agrimensores se rendent sur place et marquent et déclarent les contours des choses. Particularité en plus des choses publiques, leur délimitation n’est seulement faite par cette délimitation ; elle est aussi marqué par le service auquel elles sont destinées : « La nature de leur usage était une condition nécessaire, mais pas suffisante, de leur statut », rappele Thomas, mettant en garde contre les romanistes néo-thomistes qui voient la nature des choses publiques comme « objective » et « inhérente », quand en réalité leur délimitation est déclaré « par celui qui a eu le droit » de la déclarer publique (p. 1441, voir D. 43, 11, 2, 21).

Enfin, dernière caractéristique analysée par Thomas, c’est l’identification entre res et affaire : autant dire que le droit romain ne s’occupe que des « choses auxquelles il avait affaire », comme le signale le sens primitif du mot res (p. 1454). La res romaine est conçue comme affaire. Les choses ne sont délimitées que dans le procès et elles délimitent, à leur tour, le procès. Bien que le droit romain ait construit son système à partir des choses et non de personnes, il faut nuancer cette affirmation, dont on a hérité de la pandectiste allemande. Cette dernière tradition fait le lien directe entre Sache — chose –, Gegenstand — objet — et Vermögen — fortune. Loin de là, dit Thomas : « Les choses y [dans la pandectiste] appréhendées comme entités du monde extérieur devenues objets d’un droit subjectif » tandis que le mot latin res traduit le mot grec pour affaire, ta pragmata (p. 1449). Voici donc l’identité entre res et affaire : res comporte « qualification et évaluation de la chose litigieuse » car res comporte « qualification et évaluation de la chose litigieuse » (p. 1449), en soulignant que la res est et l’enjeu du procès civil et le procès lui même, qui comporte l’estimation pécuniaire de la chose (p. 1451).

Pour savoir plus

Le nombre de sources et textes secondaires cités tout au long de l’article par Y. Thomas est extraordinaire. En plus des sources classiques — le Digeste, les Institutes de Gaius, Cicéron et autres juristes –, je signale ceux qui suivent :

  • ALBANESE, Bernardo, La successione hereditaria in diritto romano, Palerme, Annali del seminario giuridico della Università di Palermo, 1949
  • BETTI, Emilio, La struttura dell’obbligazione romana e il problema della sua genesi, Milan, Giuffrè, 1955
  • CATALANO, Pierangelo, « La divisione del potere a Roma », Studi Grosso, 6, Turin, Giuffrè, 1974
  • CRAWFORD, Michal, « Aut sacrom aut poublicom », in P. BIRKS, (éd.), New Perspectives in the Roman Law of Property, Oxford, Clarendon Press, 1989, pp. 93-98
  • GIOVANNINI, Adalberto, « Les pouvoirs d’Auguste de 27 à 23 avant J.-C. Une relecture de l’ordonnance de Kymè de l’an 27 », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, 124, 1999, pp. 95-106
  • GIRARD, Paul Frédéric, Textes de droit romain, Paris, Rousseau, 1923
  • LO CASCIO, Elio, « Patrimonium, ratio privata, res privata « , Annali del istituto italiano per gli studi storici, III, Rome, 1975, pp. 55-121
  • LO CASCIO, Elio, Il Princeps e il suo impero. Studi di storia amministrativa e finanziara romana, Bari, Edipublia, 2000
  • MAGDELAIN, André, La loi à Rome. Histoire d’un concept, Paris, Les Belles Lettres, 1978
  • MAGDELAIN, André, « L’auguraculum de l’Arx à Rome », REL, 47, 1969-70, pp. 253-269
  • MAGDELAIN, André, Ius, Imperium, Auctoritas, Rome, École française de Rome, 1990, pp. 193-207
  • MALCOVATI, Henrica, Oratorum Romanorum Fragmenta, 2, 1954
  • MOATTI, Claude, Archives et partage de la terre dans le monde romain. IIe siècle avant-Ier siècle après J.-C., Rome, École française de Rome 1993
  • MOREAU, Philippe, Clodiana religio, Paris, Les Belles Lettres, 1982
  • NICOLET, Claude, « Il pensiero economico dei Romani », in L. FIRPO (éd.), Storia delle idee politiche e sociali, I, L’Antichità classica, Turin, lIguori, 1982, pp. 877-960
  • ORESTANO, Claude, Il problema delle persone giuridiche in diritto romano, I, Turin, Giappichelli, 1968
  • ROBBE, Ubaldo, La differenza sostanziale fra « res nullius » e « res nullius in bonis » e la distinzione delle « res » pseudo-marcianee, Milan, Giuffrè, 1979
  • SCHEID, John, « Le délit religieux dans la Rome tardo-républicaine », in Le délit religieux dans la cité antique, Rome, École française de Rome, 1981
  • SCHEID, John, « Le prêtre et le magistrat. Réflexions sur les sacerdoces et le droit public à la fin de la République », in C. Nicolet (éd.), Des ordres à Rome, Paris, Publications de la Sorbonne, 1984, pp. 243-280
  • SCHEID, John, Religion et piété à Rome, Paris, La Découverte, 1985
  • SCHERILLO, Gaetano, Lesioni di diritto romano. Le Cose, I, Milan, Giuffrè, 1945
  • THOMAS, Yan, « Corpus, ossa vel cineres. La chose religieuse et le commerce » in Il cadavere. Micrologus-VII, Sismel, Edizioni del Galluzzo, 1999
  • VEYNE, Paul, Le pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, Paris, Le Seuil, 1976