Du mot musée

Krzysztof Pomian. « Leçons italiennes : les musées vus par les voyageurs français au XVIIIe siècle ». In Les Musées en Europe à la veille de l’ouverture du Louvre, 335‑361. Paris: Louvre-Klincksieck, 1995.

Le Diarium Italicum de Montfaucon

Dans son article « Leçons italiennes », K. Pomian souligne l’emploie tardif en français du mot « musée », à différence d’autres mots comme cabinet ou muséum. SelonPomian, nous pouvons y voir un signe de « la lenteur de la gestation en France de l’idée même de Musée (p. 337) ». Le mot « musée » ne figure pas dans les écrits de tous ceux qui en discutent la nécessité de l’ouverture à Paris entre 1740 et 1750, comme La Font de Saint-Yenne, Caylus, Maffei (p. 339).

Pomian signale trois exemples de l’emploi du mot musée (p. 338) : une lettre du Poussin, datée à Rome le 3 juillet 1650 ; les notes en français de Montfaucon pour la publication en 1702 de son Diarium italicum ; et la publication de Charles de Brosses, Lettres d’Italie, en 1755. Mais dans ces trois exemples, le mot « musée » est utilisé pour désigner un cabinet, comme l’entend le Dictionnaire de Trévoux en 1743 : « cabinet d’homme de lettres (cité p. 339) » ; ou celui de l’Académie de 1762 : « Collection d’antiques de médailles de plantes, de coquilles (cité p. 338) ». Un premier pas vers l’utilisation du terme « musée » est marqué par l’abandon de l’usage du mot « cabinet » en faveur du mot « collection » (p. 338).

Chez quelques auteurs comme Montfaucon ou dans le dictionnaire de Furetière, les termes cabinets et musées sont des synonymes, dans le sens de tout ce qui est contenu dans un cabinet. Par exemple, Furetière définit le « cabinet » ainsi : « on dit chez le Roy et chez quelques Grands Seigneurs, le Cabinet des livres, des armes, des médailles, pour signifier les lieux où ces choses sont rangées et les choses mêmes qui y sont conservées (Furetière, 1690, cité par K. Pomian, 339) ». Pomian signale alors que l’abandon du terme cabinet souligne l’importance acquise par le contenu et laisse de côté le contenant, c’est-à-dire, la définition architecturale du cabinet et, par là, c’est un signe de la fin des cabinets comme pièces (p. 338-9). Vers les années 1760, le mot « musée » apparaît dans le dictionnaire, définit comme un lieux d’étude. Le terme fait référence aux sciences et lettres en 1765 dans l’Encyclopédie, mais ce n’est toujours pas un lieu d’exhibition (Encyclopédie, t. X, 1765, pp. 893-894, cité p. 340).

Cependant, d’autres orthographes coexistent et sont même plus utilisées : « museum », « musoeum », « musaeum ». Cela s’explique, affirme Pomian, car en français on n’emprunt pas le terme du latin, sinon de la littérature de voyage, en particulier en italien et en anglais (p. 340). Pendant la Révolution, on préfère le terme « museum » pendant les premières années. A partir de 1793, le mot « musée » commence à occuper une place plus importante, jusqu’à ce qu’en janvier 1797, le Museum national change son nom our celui de Musée central des arts (p. 341). L’utilisation du mot musée dans le sens moderne, est possible en France grâce à la réflexion sur les collections à l’étrangère et à la prise de conscience de la spécificité que constitue une collection qui peut être appelée un musée tel qu’il le définit au début de l’article :

Le Palais du Louvre sur le plan de Vaugandy, 1760

collection d’objets naturels ou artificiels investis de signification et donc de valeur, appartenant à une entité morale, conservée dans un intérieur affecté exclusivement à cet effet, mise en ordre selon les critères censés avoir une validité intersubjective, et régulièrement exposée au public (p. 337).

C’est son statut, plus que son contenu, ce qui différencie une collection d’un musée. À l’unité dans un seul lieu, Pomian rajoute cinq autres critères : la valeur donnée aux objets ; la propriété attribué à une personne morale ; la conservation spécialisée ; les critères d’organisation et l’accès au public. Tous ces critères se développent dans chacun des musées au long de l’histoire. L’appartenance à une entité morale – une dynastie, la papauté, une république, une ville – donne aux collections leur caractère public (p. 345).

L’archive et l’historien

Müller, Philipp. « Archives and History: Towards a History of ‘the Use of State Archives’ in the 19th Century ». History of the Human Sciences 26, no 4 (1 octobre 2013): 27‑49. doi:10.1177/0952695113502483.

Après une petite pause qui m’a servi à achever la rédaction de ma thèse, je suis de retour. Le drame est que la thèse n’est toujours pas finie… mais j’y suis presque… Mais revenons à nos lectures.

August von Kluckhohn

Dans cet article, Philipp Müller veut analyser le rapport entre archives et histoire par l’examen de la politique archivistique et les pratiques de deux écrivains. Les deux cas sont ceux de l’ecrivain Alessandro Volpi et de l’historien August Kluckhohn. Les deux ont demandé — ou plutôt supplié, comme il va l’expliquer plus loin — l’autorisation pour consulter les archives d’État à Munich.

Dans le cas de Volpi, l’autorisation a été refusée, tandis que celle de Kluckhohn a été octroyée. Je ne m’intéresse pas aux circonstances qui ont entouré les deux cas particuliers. Je vais juste mentionner que la pétition formulée par Volpi était vague — son travail regardait « l’histoire du Tyrol » — et que les archivistes munichois n’ont pas pu confirmer son identité. Au contraire, la pétition de Kluckhohn a été bien accueillie puisque sa demande était précise — il s’intéressait à la vie du baron Johann Adam von Ickstatt — et confiable.

Ce qui m’intéresse remarquer ici, sont les caractéristiques générales des archives au XIXe siècle, qu’on peut résumer à partir de cet article, dans quelques points (p. 28) :

  • les archives font partie intégrale de l’administration publique ;
  • les archives sont subordonnées au souverain et au gouvernement ;
  • on considère que les archives gardent information confidentielle : ‘highly guarded state secrets’ et, en conséquence, on fait la distinction avec ce que le public peut avoir accès ;
  • les archives préservent le status quo et constituent une outil pour la conservation de l’État
  • les archives sont au centre de la paix et contribuent au bien-être de la société
  • les archives ne sont pas considérées comme centres de recherche historique

Comme institution publique, nous pensons aujourd’hui à l’archive comme un lieu où nous allons chercher des sources. Or, comme l’illustre Müller, il n’a pas toujours été comme ça. Les archives étaient une institutions sensible et demander l’accès pour utiliser les documents gardés impliquait mettre en suspense le principe de l’arcana imperii, c’est-à-dire, du secret d’Etat. Cette méfiance est tributaire d’une conception de l’histoire où le passé et le présent sont très proches. Ainsi, « la compréhension des archiviste sur la politique et l’histoire du passé et du présent, conditionne la conception de l’archive ainsi que la transformation des registres et des documents gouvernamentales en ‘sources' » (p. 35).

La pétition pour accéder aux archives s’origine, en fait, dans une tradition de supplique au souverain. A travers la supplique, les sujets demandaient aux autorités d’être exemptés de l’observation de quelques régulation. Dans le cas de l’archive, la supplique impliquait demander de lever le principe d’arcana imperii, au moins temporairement ou partiellement (p. 30).

Maximilien II, troisième roi de Bavière

Cependant, si les autorités percevaient la consultation des archives comme une possible menace, elle pouvait aussi être mise en rapport avec les intérêts de l’État. Les historiens offraient volontiers leurs services pour contribuer à la connaissance historique de l’État, ce qui augmentait à la valeur du « trésor » constitue par la recherche historique au sein de l’État. En conséquence, la consultation de documents avait une valeur symbolique et politique pour le souverain qui pouvait être utilisé pour affirmer et établire la cohésion politique nécessaire à la survie de l’État.

Comme conclusion, Mûller demande à repenser l’histoire de la recherche historiographique à la lumière des conditions d’accès aux différentes archives. C’est un point de vue assez intéressant et qui demande du chercheur un effort supplémentaire car il y aurait des subtilités à tenir en compte. Mais cela confirme le fait que chaque archive — j’ajouterais chaque bibliothèque et toute déclination des -thèques — possède ses propres codes, habitudes et règles écrites ou non, qui font la loi à l’intérieur des salles de lecture. Toutes ces règles conditionnent la recherche et le produit final. Dans les deux exemples exposés par Müller, on voit la réaction de l’administration royale en charge des archives face à des sujets de recherche, perçus différement : Volpi touchait un nerf sensible, qui était la révolte du Tyrol et il a du rédiger son œuvre sans pouvoir consulter les archives, tandi que la recherche de August Kluckhohn s’ajustait parfaitement à la construction d’une histoire nationale.

Pour approfondir :

  • BERGER, S., Melmann, B. et Lorenz, C., éds., 2011, Popularizing National Pasts: 1800 to Present, Londres, Routledge
  • BERGER, S. et Mycock, A., éds., 2006, « Europe and Its National Histories », Storia della Storiografia, 50, 3-131
  • BOURDIEU, B., Olivier, C. et Will, P.-E., 2000, « Science de l’État », Actes de la recherche en sciences sociales, 133, 48-52
  • BURKART, L., et al., éds., 2005, Le Trésor au Moyen Âge. Questions et erspectives de recherche, Neuchâtel, Institut d’Histoire de l’Art et de Muséologie
  • DUCHEIN, M., 1992, « The History of European Archives and the Development of the Archival Profession in Europe », American Archivist, 55, 14-25
  • ESKILDSEN, K, 2008, « Leopold Ranke’s Archival Turn: Location and Evidence in Modern Historiography, Modern Intellectual History, 5, 425-453
  • FARGE, A., 1987, Le goût de l’archive, Paris, Seuil
  • FOUCAULT, M., L’archéologie du savoir
  • KANTOROWICZ, E.H., 1965, « Mysteries of the State: an Absolutist Concept and Its Late Medieval Origins », in E.H. Kantorowicz, Selected Studies, Locust Valley, NY, Augustin, 381-399
  • MILLIGAN, J.S., 2005, « What is an Archive ? In the History of Modern France », in A. Burton (éd.), Archive Stories: Facts, Fiction and the Writing of History, Durham, NC, Duke University Press, 159-183
  • MÜLLER, P., 2009, « Doing Historical Research in the Early Nineteenth Century: Leopold Ranke, the Archive Policy, ant the Relazioni of the Venetian Republic », Storia della Storiografia, 56, 80-103
  • MÜLLER, P., 2012, « Using the Archive: Exclusive Clues of the Past and the Politics of the Archive in 19th Century Bavaria », Storia della Storiografia, 62, 27-53
  • POTIN, Y., 2000, « L’État et son trésor. La science des archives à la fin du Moyen Âge », Actes de la recherche en sciences sociales, 133, 48-52
  • POTIN, Y., 2007, « La mise en archives du Trésor des chartes XIIIe-XIXe siècle », Thèse de doctorat, Ecole nationale des chartes
  • STEEDMAN, C., 2000, Dust: The Archive and Cultural History, New Brunswcik, NJ, Rutgers University Press
  • VOLPI, Alessandro, éd., 1856, Andrea Hoffer, o la Sollevazione del Tirolo del 1809, memorie storiche di Girolamo Andreis, per la prima volta pubbliate. Milan: G. Guocchi.