Gargousses d’archives

Viriville, Vallet de. « Comptes des dépenses de la reine Marie d’Anjou. Documents historiques inédits retrouvés dans les magasins de l’artillerie ». Le Moniteur Universel. Journal officiel de l’Empire Français no 278 (5 octobre 1854): 1097‑1099.

En cette occassion, il s’agit d’un article d’un historien peu connu, au moins pour moi, médiéviste et contemporain d’Edgard Boutaric. Vallet de Viriville écrit une petite note à propos de documents sur le règne de la reine Marie d’Anjou, retrouvés dans les arsenaux français, alors sous le gouvernement impérial de Napoléon III. De Viriville donne en détail le contenu des fragments retrouvés ; il s’agit, pour la plupart, de la comptabilité royale. Mais ce n’est pas ça qui nous intéresse.

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La définition d’une gargousse dans un manuel que nous est inconnu. Source

De Viriville affirmait que la Révolution française n’avait pas causé autant de dommages qu’on puisse croire. Et la preuve, d’après lui, se trouvait devant ses yeux. Or, E. Boutaric, dont nous avons parlé par ici, affirmait le contraire et critiquait âprement les affirmation de de Viriville. Ce dernier prenait une position plus nuancé. À la fin de son article, il affirmait :

C’est un préjugé assez généralement accrédité que nos grandes pertes de documents historiques sont dues à la Révolution française. La vérité est que les travaux législatifs de la révolution ont, sans relâche, de 1789 à 1794, centralisé, organisé pour l’étude, le dépôts, jusque-là inaccessibles et morcelés, dont nous jouissons quotidiennement, et que la loi du 7 messidor an I, qui résume ces travaux, sert encore aujourd’hui de base à la législation sur cette matière.

Et c’est justement ce fragment la cible des critiques de Boutaric. Il est vrai que c’est une drôle de façon que de conserver les archives sous la forme de gargousses. Mais de Viriville cherche à tempérer. Il ajoute en suite — fragment que Boutaric ne cite pas :

Il est également vrai que des lois d’exception, édictées sous l’inspiration de passions violentes, vouèrent à l’anéantissement certains titres spéciaux

Au tout début de l’article, de Viriville décrit le procédé pour reconvertir les archives en gargousses :

Les espèces de sacs appelés gargousses demandent une surface d’environ 50 centimètres sur 40 de développement. Il suit de là que les registres de comptes et, par occasion, ceux des rois de France, bien que recherchés avec une fatale préférence, à cause de leur grandeur et de leur substance, ont été impitoyablement coupés en long et en large, après avoir été premièrement dépecés feuille à feuille. Une fois ces larges peaux décousues et rognées, un supplément de parchemin, taillé dans d’autres chartes ou registres, a été rajouté dans la partie inférieure et cousu de gros fil comme avec une alène, de manière à ce que chaque enveloppe atteignit aux dimensions voulues

De Viriville finit par une exhortation pour la conservation des archives, qu’il considère, comme on le fait depuis quelque temps, un patrimoine public :

La véritable garantie de conservation, pour tout ce qui est monument ancien, repose sur l’intelligence de ces monuments. Elle se propage avec les notions qui apprennent à voir dans ces débris du passé une richesse publique et un commun patrimoine, digne du respect ainsi que de la vigilance de tous.

Une barbarie intelligente

Boutaric, Edgard. « Le Vandalisme révolutionnaire. Les archives pendant la Révolution française ». Revue des Questions Historiques no Septième année (1 octobre 1872): 325‑396.

Cette publication a pour but « de constater les documents historiques qui ont péri ». D’après E. Boutaric, les études sur les destructions n’étaient pas complètes au moment qu’il écrit. Il entreprendre de décrire, dans un ton souvent ironique, les lignés générales. Sa procédé est un exemple du positivisme historique. Il ne veut pas faire un choix entre les opinions divergentes, mais il veut plutôt faire recours « aux sources originales (si elles existent), les comparer, les presser et leur faire dire ce qu’elles disent, rien que ce qu’elles disent (p. 326) ».

Quoique Boutaric prétend faire un étude neutre, son style est souvent accompagné de commentaires dérisoires vis-à-vis les événements révolutionnaires. Ainsi, il pousse — assez consciemment — le lecteur vers une prise de position politique contre la Révolution. Les révolutionnaires apparaissent, en général, comme des barbares destructeurs d’oeuvres d’art et, dans son cas, des archives. Quelques érudits, membres des commissions chargées de la préservation des monuments d’art, faisaient l’exception : par exemple Gaston Camus, le premier directeur des Archives nationales, et l’abbé Poirier. Cependant au moment d’analyser la situation des archives ecclésiastiques sur Paris, en ce qui concerne les archives ecclésiastiques il arrive à la conclusion que « il n’y a guère qu’à louer : presque tout a été sauvé », ou sur l’abbaye de Saint-Denis « Rendons justice à qui de droit : non-seulement l’agence et le bureau du triage des titres, mais encore la municipalité de Saint-Denis et l’administration du district de Franciade, prirent les mesures les mieux entendues pour préserver cette magnifique collection ».

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Hubert Robert, La violation des caveaux des rois dans la basilique de Saint-Denis en octobre 1793, Musée Carnavalet

Cependant, à cause de la méthodologie employée, Boutaric tombe exactement sur ce qu’il veut éviter. On le verra plus loin, il signale comme un erreur le fait que d’autres historiens font seulement recours à certains documents, mais lui-même fait la même opération, certes avec un corpus documentaire différente, mais il ne va plus loin, et il ne mentionne non plus des vérifications sur place des destructions rapportées dans ses sources.

Cet article est divisé en quatre parties : une Introduction (p. 325-337), où il expose une sorte d’état de la question ; une « Histoire des mesures générales prises de 1789 à 1800 pour conserver ou détruire les anciennes archives » (p. 338-365), suivie d’un résumé des « Destructions opérées à Paris » (p. 365-396), et annonce pour une autre occasion les « Destructions opérées dans les départements ».

Boutaric constate que dans ses célèbres Rapports sur le vandalisme, l’abbé Grégoire néglige de mentionner les archives. Boutaric affirme que cela est dû au fait que Grégoire et « ses pareils » considéraient que les documents « concernaient un passé dont il fallait faire disparaître le souvenir » (p. 327).

La première partie de son travail est consacrée à l’historiographie qui s’était penché jusques là au vandalisme dans les archives. Dans un rapport sur l’organisation des archives départamentales, adressé au roi Louis-Philippe en 1840, le ministre de l’Intérieur Tanneguy Duchâtel affirme que les destruction opérées par la Révolution n’étaient si étendues comme on le croyait (p. 328). Vallet de Viriville, dans un article du 4 octobre 1854 dans Le Moniteur Universel, était de la même opinion, ainsi que l’écrivain Henri Bordier, dans son oeuvre Les Archives de la France de 1855.

Bordier argumente que les Archives nationales conservent plus de quinze mille procès-verbaux, dont seulement soixante-quatre font mention de brûlements d’archives (p. 328-329). Cependant, Boutaric retorque que ces documents ne sont pas antérieurs au 10 août 1793 et que les brûlements ont commencé en juin 1792. En suite, il remarque que tous les adresses ne sont pas les sources appropriées pour documenter la destruction des archives, car il s’agit de pièces qui servent aux clubs ou aux particuliers pour se faire remarquer. Par contre, des procès-verbaux officiels existent dans les archives des préfectures et des départements (p. 330).

À Vallet de Viriville, Boutaric reproche que dans un article publié deux jours plus tard par le gouvernement, fait le constat des parchemins trouvés lors de l’examen des gargousses au dépôt d’artillerie. D’après Boutaric, on aurait trouvé 1200 pages de la comptabilité royale depuis Charles VI, 200 pièces de la chambre des comptes du Dauphiné remontant au XIIIe siècle ; 700 chartes de l’église de Meaux, 500 pièces d’archive de l’Artois, de la Flandre et budgets de villes remontant au XIVe siècle, etc. (p. 331). Cependant, il n’est pas claire de l’article si ces documents ont été transformés en gargousses pendant la Révolution, au temps de Viriville ou au temps de Boutaric lui-même.

En suite, Boutaric s’arrête sur le rapport rédigé par Félix Ravaisson (Rapport adressé à S. Exc. le ministre d’Etat, au nom de la commission instituée le 22 avril 1861), adressé au ministre Walewski en 1860, à propos des archives de la République. Ravaisson avait été chargé d’étudier la question des documents que devaient échanger la Bibliothèque Impériale et les Archives nationales (p. 332) ; et l’introduction du marquis de Laborde à l’oeuvre de Jules Tardif (Monuments historiques. Paris: Impr. de J. Claye, 1866, 711 p.), publiée plus tard dans un volume indépendant sous le titre (Paris: Vve Renouard, 448).

Ecole française, Alexandre Lenoir (1761-1839) défendant les monuments de l’abbaye de Saint-Denis contre la fureur des terroristes, dessin, Musée du Louvre

Le rapport de Ravaisson a l’avantage qu’il reproduit plusieurs documents intéressants pour l’histoire du vandalisme dans les archives. En particulier, le mémoire de Camus sur les dépôts de chartes, registres, documents et autres papiers qui existaient dans le dépôt du département de la Seine, et sur leur état à l’époque du 1er janvier 1789, sur les révolutions qu’ils ont éprouvées et sur leur état au 1er nivôse de l’an VI. Boutaric contraste le « plaidoyer passionné contre la Révolution » de Laborde avec le mémoire de Camus, « froid, sec, sans vie », mais « plus probant pour un esprit attentif, avec sa rigueur mathématique ».

De l’examen de sources et des lois, Boutaric distingue quatre catégories de destructions d’archives (p. 337) : destructions pendant une émeute populaire ou de la négligence des administrations ; brûlement officiel par ordre de la Législative ou de la Convention ; triage inintelligent et malveillant et fabrication de gargousses ou cartouches. Il mentionne les lois du 16 mai 1792 sur la destruction des archives déposés au couvent des Augustins, celle du 24 juin 1792 sur la destruction des lettres généalogiques ; celle du 19 août sur l’apurement des archives de la comptabilité ; la loi du 15 janvier 1793 sur l’usage des parchemins dans des gargousses et encore d’autres (p. 347-351).

Un aspect intéressant de l’article est la reproduction de quelques rapports jusqu’alors inédits. Le rapport du 25 juillet 1793, rédigé par Poirier au nom de la Commission des monuments et adressé au Comité d’instruction publique. Dans ce rapport, Poirier fait preuve d’ingéniosité car il essaie de se montrer à la fois révolutionnaire et souligner l’importance des documents :

Parmi ces actes et ces registres qui font mention de droits que la Convention vient d’abolir, il y en a beaucoup que leur ancienneté rend précieux par ce qu’ils contiennent de relatif à l’histoire, aux moeurs et aux usages des siècles qui nous ont précédés, aux dates, à la géographie et à la topographie de la France, au glossaire de notre ancienne langue, à la paléographie et à la diplomatique, au prix des denrées et à la valeur de la monnaie, aux poids et mesures, au commerce, à l’agriculture et aux arts, tous objets sur lesquels il reste encore bien des éclaircissements à obtenir et que le rapprochement des anciens monuments, jusqu’ici ensevelis dans la poussière des archives, peut seul nous procurer (p. 351).

Pour Boutaric, ici se trouve une des raisons par laquelle la Commission des monuments a été finalement supprimée car « Le gouvernement trouva surtout mauvais le soin avec lequel la commission cherchait à conserver les registres de la chambre des comptes ». En effet, la commission serait supprimée peu après, le 4 frimaire an II [24 novembre 1793] (p. 353).

Dans le chapitre consacré aux destructions opérés sur Paris, Boutaric fait l’énumération des archives vandalisés. Il les classe en trois :

I. Archives politiques, administratives et judiciaires

  1. Archives de la Bastille
  2. Trésor de chartres
  3. Cabinet du Saint-Esprit
  4. Maison du Roi et ministère de la maison du roi
  5. Chancellerie de France
  6. Ministère de la guerre et des affaires étrangères
  7. Conseils du Roi
  8. Conseil de Lorraine
  9. Parlement
  10. Chambre de Comptes
  11. Hôtel de Ville de Paris
  12. Université et écoles

II. Archives ecclésiastiques

III. Archives privés (émigrés et condamnés à mort).

Boutaric n’a pu continuer ses études car il est décédé en 1877, à 48 ans, après deux ans de maladie. À la fin de cet article on trouve les deux remarques que je considère les plus utiles. Il affirme que pour les vandales révolutionnaires, « plus ce passé [l’Ancien Régime] était voisin, plus il paraissait odieux (p. 396). Et nous sommes d’accord avec lui sur le fait que le vandalisme n’a rien d’irrationnel. Sur les brûlements de documents sur la place Vendôme il affirme que ces titres ont été « choisis avec une barbarie intelligente » (p. 396).

Les têtes des rois provenant de la galerie des rois de Notre-Dame de Paris, et exposées au Musée du Moyen-Âge. Photo: Julien Danielo. Source

Pour savoir plus :

  • BORDIER, Henri, Les Archives de la France, ou histoire des archives de l’Empire, des archives des ministères, des départements, des communes, des hôpitaux, des greffes, Paris, Du Moulin, 1855
  • —, Les archives de la France, leurs vicissitudes pendant la Révolution, leur régénération sous l’Empire, Paris, Vve. Renouard, 1867
  • CAMUS, Mémoire sur les dépôts de chartes, registres, documents et autres papiers qui existaient dans le dépôt du département de la Seine, et sur leur état à l’époque du 1er janvier 1789, sur les révolutions qu’ils ont éprouvées et sur leur état au 1er nivôse de l’an VI, dans RAVAISSON, Felix
  • DESPOIS, Eugène, Le Vandalisme révolutionnaire, fondations littéraires, scientifiques et artistiques de la Convention (Paris, Germer-Baillière, 1868)
  • RAVAISSON, Felix, Rapport adressé à S. Exc. le ministre d’Etat, au nom de la commission instituée le 22 avril 1861, Paris, typographie Panckoucke, 1862, 371

Titres actifs

Poirier, Germain. « Observations sur les archives des établissements ecclésiastiques ». Paris, 30 janvier 1792. CARAN. F17 1036 A, dossier 5, n° 44 et 45.

———. « Observations sur les archives des établissements ecclésiastiques ». In Le Vandalisme Révolutionnaire. Les archives pendant la Révolution Française, 344‑347. Paris: Librairie de Victor Palmé, 1872.

Assingat de 1792

Le 29 janvier 1792, l’abbé Poirier lit, lors de la séance de la Commission des monuments, un document sur les archives ecclésiastiques. Nous ne connaissons que deux versions : celle gardée aux Archives Nationales et celle publiée par Edgard Boutaric. Nous avons consulté cette dernière version.

Poirier, ancien membre de la congrégation de Saint-Maur, se préoccupe pour la sorte des archives nationalisés. Le point le plus importante et innovateur, consiste en la distinction entre titres actifs et titres monuments. Dans un moment où le sort des biens nationalisés des églises devait se décider, les titres actifs étaient des outils nécessaires pour prendre une décision. C’est dans ce sens que Poirier comprend les titres actifs, car ils sont toujours capables d’éclaircir le statut légal des propriétés.

Par contre, les titres monuments, que sont assez nombreux, n’ont plus d’intérêt administratif. Poirier utilise un vocabulaire complaisante avec les députés révolutionnaires, soulignant l’aspect anti révolutionnaire, anti égalitaire et j’en passe. Ainsi, Poirier calcule réussir à faire retenir par la Commission, des documents historiques.

Cela est évidente si nous pensons à la tradition des bénédictins de Saint-Maur, parmi lesquels on compte Bernard de Montfaucon. L’énumération des titres monuments inclut « Les titres absolument étrangers aux établissements ecclésiastiques qui se trouvent néanmoins dans les anciennes archives, parce qu’anciennement elles ont servi qelquefois de dépôts publics, comme à Saint-Denis où l’on en conserve de cette espèce dès la première et la seconde race, et où la célèbre ordonnance de Charles V, en 1374, pour la majorité des rois, a été déposée et existe encore aujourd’hui ».

Et Poirier continue avec de descriptions de ce genre, tellement, qu’on a droit à s’en douter qu’il vise plutôt à la conservation des archives qu’à l’administration des biens nationalisés.

Un patrimoine aussi saint

François Puthod de Maisonrouge. Désastres du Maconnois, du mois d’août 1789. Paris: de l’Imprimerie de Cailleau, 1789, 16 pp.
File:Vieux Saint-Vincent (Mâcon-France).JPEG

Le Vieux-Saint-Vincent, ancienne cathédrale de Mâcon. Source

L’importance  de François Puthod de Maisonrouge dans ma recherche, ne réside pas dans ses travaux ou dans un grand apport littéraire. Elles est liée à un événement ponctuel, à savoir, son discours devant l’Assemblée nationale le 4 octobre 1790 et dont il aurait formulé, pour la première fois, l’idée qui rassemble le patrimoine de famille à celui de la Nation, représenté ce dernier par les monuments. Son discours peut être placé à l’origine de la Commission des monuments, ce que lui donne une place importante dans la politique révolutionnaire pour la sauvegarde des biens artistiques.

Nous ne sommes pas en mesure de mener un analyse de la pensée de Puthod, car il n’a pas laissé une œuvre significative. D’après Leonce Lex, biographe de Puthod, il est né le 5 juillet 1757 à Mâcon. Entre 1775 et 1789, il suit une carrière militaire et ensuite il essaie sa chance dans les lettres. Il fait partie des académies de Villefranche et des Arcades de Rome. Il compose des madrigaux et un discours intitulé Quelle est la voie la plus sûre pour bien juger du mérite d’un ouvrage, celle de la discussion, ou bien celle du sentiment ? qui reste sans être publié. De ce que L. Lex affirme, il semble que Puthod s’était préoccupé par les monuments pendant longtemps. Il était vrai dans une certaine mesure, mais dans la même mesure qu’à cette époque c’était un sujet récurrent.

Dans son pamphlet de 1789, les Désastres du maconnois, il dénonçait les ravages causés par les bandits dans sa région natale. On peut remarquer que, pour lui, il s’agit d’une conspiration menée par des membres de la cour royale à fin de discréditer Louis XVI. Mais Puthod met aussi en garde contre une sorte d’excès de soin pour l’aspect esthétique des monuments. Après avoir décrit la ville de Mâcon il mentionne la destruction par « une Administration peu prévoyante, et trop occupée de ce qui charme la vue » du rempart du côté de la fleuve; et en suite, il signale le gaspillage inutile dans l’aménagement du patrimoine :

Et pourquoi cette destruction ? Quel motif en aurait suscité l’idée ? L’agrément encore.

La vanité, bien plus que le soulagement de la nature aux abois, en inspira l’idée. On en jetta étourdiment le plan, sans songer aux moyens de l’exécuter. Ou bien, ce qui serait plus répréhensible, dirai-je, qu’on voulait s’enorgueillir aux yeux des étrangers d’un Monument, et qu’on profita du besoin où était la Ville d’un Hôtel Dieu, pour l’élever avec l’argent des pauvres. Parlerai je du gaspillage qui se cache mieux et qui trouve mieux son compte dans une grande entreprise… Ah ! ne convertissons pas en certitude des soupçons déjà trop fondés.

Quoiqu’il en soit, il fallut circonvoler et attaquer par tous les flancs la source où l’on puisait, et sucer presque jusques [sic] à la dernière goutte un Patrimoine aussi saint : encore l’Edifice reste-t-il imparfait. On a de quoi loger des pauvres, et on manque de pain pour les nourrir.

L’idée que je veux souligner ici est la conciliation des notions d’utilité et de beauté des monuments. Plus loin, en faisant l’apologie du peuple, il met en rapport direct la question de l’instruction publique avec celle de l’utilité des bâtiments : « Malgré son ignorance, le Peuple ne se trompe guères [sic] en ses jugemens [sic] ; que serait-ce donc s’il avait des lumières ? », et finit par un appel au nouveau propriétaire de ce patrimoine qui se forge : « Maintenant ; graces [sic] ſoient rendues au Dieu-Tutelaire de la France, la voix du Peuple est la voix de la Nation ! ».

Il ne faut pas voir là un discours révolutionnaire. Dans ce même pamphlet, Puthod dénonce le discours égalitaire qui serait un des signes révolutionnaires : « Chacun crie à l’égalité. L’égalité des conditions ! Voilà le mot de ralliement : comme si elle pouvait être dans la nature ». Puthod, qui sera membre de la Commission des monuments, n’a pas une urgence égalitaire et, en conséquence, nous pensons que son souci de conservation est plutôt animé par l’image du peuple et du roi proche à celle du fils et du père. Cette idée a été facilement transposée à l’ensemble de biens nationalisés, comme on le verra dans son discours d’octobre 1790.

Pour savoir plus :

  • Lex, Léonce. Fr.-M. Puthod (1757-1820), membre de la Commission des monuments et l’inventaire des collections et objets d’art du château de Chantilly en 1793. Paris: Plon-Nourrit, 1915.
  • Pommier, Édouard. L’Art de la liberté. Doctrines et débats de la Révolution française. Bibliothèque des histoires. Paris: Gallimard, 1991.
  • Puthod de Maisonrouge, François. « [Discours prononcé devant l’Assemblée nationale par François Puthod de Maisonrouge le 4 octobre 1790] ». Les Monumens ou le pélérinage historique, 1790.
  • ———. Les Monumens, ou le Pèlerinage historique. Paris: Impr. de L. Potier de Lille, 1790.
  • Tuetey, Louis. Procès-verbaux de la Commission des monuments. 1790-1794. 2 vol. Paris: Noël Charavay, 1902.

Pas de règle à suivre

« Plan concernant l’emploi du mobilier des maisons ecclésiastiques supprimées ». [Paris], s.d. CARAN. D XXII 1, dossier 8, n° 5.

Jean-Jacques Barthélemy (1716-1795) par Pierre-Simon-Benjamin Duvivier (1730-1819), dessin. Source

Il s’agit d’un des premiers documents élaborés par la Commission des monuments, dans lequel on discute sur la destinée à donner aux biens tout récemment nationalisés dans les maisons ecclésiastiques françaises (décembre 1789), et sur la distinction entre les biens du Roi et de la Nation. Nous ne sommes pas sûrs de l’identité del l’auteur. C’est vrai que dans le premier folio est écrit, en haut à gauche, « Leblond » qui été le secrétaire de la Commission, mais nous pensons qu’il était plutôt le destinataire. Par contre, dans l’édition des Procès-verbaux de la Commission des Monuments, de Louis Tuetey (Paris : Noël Charavay. 1910), dans la séance du 20 novembre 1790, est mentionnée une « Lecture dans laquelle il [Barthélemy] donne des notions sur les monuments de l’antiquité provenant du mobilier des maisons ecclésiastiques et sur les précautions à prendre pour leur conservation », dans lequel il « donne des notions sur les monuments de l’antiquité ». Nous pensons qu’il s’agit, très probablement, de ce document.

Le « Plan concernant l’emploi … » commence pour faire une distinction. Le mobilier trouvé dans les maisons ecclésiastiques a deux valeurs : intrinsèque, qui est la valeur soumise à l’estimation de la vente du bien ; et relative, « qui a pour objet l’utilité publique ». Pour l’auteur, la valeur a tenir en compte, en première place, est la valeur relative (f. 1 ft.). À continuation, il donne des exemples de ceux qui ont une valeur relative plus importante :

les livres tant imprimés que manuscrits, les médailles, les bronzes et les vases antiques, et pierres précieuses, les pierres gravées, les statuts [statues], les tableaux, les tapisseries, les desseins, les estampes, les cartes géographiques, les échantillons d’histoire naturelle, les machines qui appartiennent aux arts mécaniques, les instrumens d’astronomie, quant aux matières d’or et d’agent qui ne sont point recommandables par la beauté du travail, leur valeur est fixée par leur poids.

Dans cette énumération on perçoit le résultat de l’évolution des classements des collections. Cependant, il ne reste presque rien des anciens cabinets de curiosités, car on peut y distinguer trois groupes bien précis : les antiquités, les produits des Beaux-Arts et les instruments scientifiques.

Étienne-Louis Boullée, Deuxième projet pour la Bibliothèque du Roi, BNF

Il ne suffit pas, pour l’auteur, de repérer les objets, il faut leur fixer une destination et un emploi. La formation des collections publiques — car c’est le but –, doit tenir en compte et en première lieu, l’intérêt général, c’est-à-dire, celui de la Nation (f. 1 ft.-1 vs.). Rappelons que les révolutionnaires voient dans l’instruction le moyen de la régénération. On peut bien comprendre qu’un des soucis soit la bonne répartition des objets. Notre auteur se demande comment faire pour repartir avec justice les objets qui se trouvent en très petit nombre voire, en un seul exemplaire. En prenant l’exemple de la bibliothèque, il affirme qu’aucune des bibliothèques publiques « n’a le droit de revendiquer » aucun objet des biens nationalisés. C’est à la Nation de répartir ces biens. Il confie en la justice, la sagesse et le bon goût des commissaires chargés pour faire le tri, et le résume ainsi : « Il n’y a pas de règle à suivre, que cette qu’elle [la Nation] établira » (f. 1 vs.).

L’autre sujet important, est celui de la distinction de la propriété du Roi de celle de la Nation. Toujours à propos de la bibliothèque du Roi, il se demande si elle est la propriété « de l’individu qui est le Roi », ou est-elle la propriété de la Nation ? Il ne se prononce pas, mais laisse comprendre que l’appartenance du Roi doit avoir la précédence, car « il serait impolitique de réunir toutes les richesses littéraires de la Nation dans un seul dépôt » (f. 2 vs.) C’est-à-dire que, pour l’auteur, la considération que la bibliothèque royale appartient au Roi laisse ouverte la possibilité à l’existence d’autres bibliothèques publiques et, c’est qui est plus importante, à la distribution des livres. Par contre, la considération que la bibliothèque royale appartient à la Nation, obligerait à réunir tous les livres dans un seul emplacement, avec les risques et les iniquités qu’y vont avec.

En tout cas, c’est curieux de noter que, deux ans avant la nationalisation des biens de la Couronne et de la chute de la monarchie, on parle aussi librement sur la destinée à donner aux biens de la Couronne.

À continuation, la transcription complète du texte des Archives Nationales :

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[f. 1 ft.]

M. l’abbé le Blond

A

Plan Concernant l’emploi du mobilier des maisons ecclésiastiques supprimées

Le mobilier immense attribué à la Nation par la suppression des communautés régulières et séculières à 2 valeurs, l’une intrinsèque et soumise à l’estimation que peut produire la vente ; l’autre relative, qui a pour objet l’utilité publique. C’est à cette dernière surtout qu’il est important d’avoir égard. Il faut conserver tout ce qui est de la dépendance des lettres, des sciences et des arts.

Dans cette classe sont compris les livres tant imprimés que manuscrits, les médailles, les bronzes et les vases antiques, et pierres précieuses, les pierres gravées, les statuts [statues], les tableaux, les tapisseries, les desseins, les estampes, les cartes géographiques, les échantillons d’histoire naturelle, les machines qui appartiennent aux arts mécaniques, les instrumens d’astronomie, quant aux matières d’or et d’agent qui ne sont point recommandables par a beauté du travail, leur valeur est fixée par leur poids.

Mais on manquerait le but qu’on doit se proposer, si n’en mettant à part les objets d’une utilité reconnue, on n’en fixait la destination et l’emploi. Il ne suffirait pas même de dire vaguement qu’il faut en [f° 1 vs.] former des dépôts publics, car les réunir à ceux qui sont déjà établis, il est nécessaire que cette opération ultérieure soit raisonnée ; qu’en écartant tout intérêt particulier, on ne s’occupe que de l’intérêt général.

Examinons d’abord ce qui concerne les livres et les monumens de l’antiquité. Je suppose que l’on conserve cinq bibliothèques publiques dans la ville de Paris : celles du Roi, de la Municipalité, de Mazarin, de St. Germain et de Ste. Geneviève. Ces Bibliothèques déjà riches de leur propre fond s’enrichiront encore de la dépouille des bibliothèques supprimées. On peut porter le nombre de volumes de ces dernières, dans Paris et la bnlieu, à cinq cent mille.

Quelques unes des communautés ont aussi des cabinets d’antiquité, d’histoire naturelle &a.

La principale difficulté du travail qui est à faire consiste dans l’égale répartition que semble exiger la justice distributive ; mais cette égalité de répartition, assez difficile quant aux livres imprimés, le devient beaucoup plus quant aux manuscrits et autres objets qui sont uniques. Cependant aucune bibliothèque [de] celles qui seront conservées, aucun cabinet n’a le droit de revendiquer des effets provenant des bibliothèques et cabinets supprimés. Ils appartiennent à la Nation, c’est donc à elle a [f. 2 ft.] prononcer sur la répartition dont il s’agit : il n’y a point d’autre règle à suivre, que cette qu’elle établira. Il est pourtant des convenances auquelles [sic] vraisemblablement elle aura égard.

L’attention se porte d’abord sur la Bibliothèque du Roi. On imagine qu’il est utile d’y transporter tout ce qui proviendra de précieux des Bibliothèques supprimées, mais parceque la Bibliothèque du Roi est très riche et très nombreuse serait-ce une raison pour l’enrichir davantage ? Serait-il de la prudence de réunir tant de richesses dans un seul dépôt ? Ne doit on pas craindre les incendies ou d’autres accidents ? Ne sait-on pas que plus une masse a d’étendue, plus il faut multiplier les forces pour la mouvoir ? Comment procéder à l’achevement du catalogue de la Bibliothèque du Roi, qui commencé depuis 50 ans, n’offre pas encore le tiers des livres qu’elle contient ; comment dis-je, procéder à son achevement, si on double le nombre des volumes de cette bibliothèque ? Les accroissemens qu’on lui donnerait en exigeraient d’autres pour le local et pour le nombre des officiers : la confusion déjà trop sensible dans cette bibliothèque ne ferait qu’augmenter et le service public ne pourrait qu’en souffrir.

[f. 2 vs.] La Bibliothèque du Roi peut être considérée sous deux rapports, ou comme appartenant à tel individu qui est actuellement le Roi, ou comme la Bibliothèque de la Nation. Dans le 1er cas, l’amour que les françois ont voué à Louis XVI  et qu’ils le doivent à tant d’égards, seroit un motif pour donner à la Bibliothèque Royale toute la splendeur dont les circonstances présentes la rendent susceptible ; mais le Roi a prouvé qu’il ne faisait pas dépendre son bonheur d’un luxe inutile. Dans le second cas, il seroit impolitique de réunir toutes les richesses littéraires de la Nation dans un seul dépôt ; une collection complette est la chosse impossible ; en un mot ; ne nous donnons point le ridicule de Mr. Caritidès qui voulait mettre tout un Royaume en ports de mer.

D’ailleurs on a conçu le projet d’un Palais de l’Assemblée Nationale. S’il s’exécute, comme cela est indispensable, ne convient-il pas que ce Palais soit orné d’une Bibliothèque publique qui réponde à la majesté de la Nation et qui en donne une idée ? Il ne s’agit que de trouver un emplacement commode dans un beau quartier, et même un édifice tout construit, et qu’on pourroit à peu de frais, et en peu de [f. 3 ft.] tems, disposé pour recevoir l’Asemblée Nationale. Le Collège Mazarin, sur lequel on a jeté les yeux, réunit tout ces avantages, et sa belle architecture semble rivaliser celle du Louvre, auquel il fait face. Quelque local qu’on choisisse pour y fixer l’Assemblé Nationale, il faudra nécessairement faire des dépenses plus ou moins grandes pour le préparer. Or ces dépenses seraient plus considérables dans tout autre emplacement que celui du Collège Mazarin, auquel on peut réunir l’hôtel occupé par M. de l’Averdy ; qui appartient à la Nation. L’un des pavillons contient la Bibliothèque ; l’autre pavillon et le reste de la façade est occupé par des particuliers qui le tiennent en location. Cette dernière partie offriroit un supplément de local à la Bibliothèque qu’on pourroit augmenter de 100,000 mille volumes et d’un cabinet d’antiquités de Ste. Geneviève a été ouvert au public, et l’on sent combien un seul cabinet d’antiquités dans une grande ville est insuffisant. Il resteroit quatre cents mille volumes à partager entre les quatre autres bibliothèques, je proposerai dans un autre écrit des observations sur la dotation et le service des [f. 3 vs.] bibliothèques publiques et des cabinets d’antiquités et d’histoire naturelle ; mais avant tout il faut que leur nombre soit fixé et que le travail préliminaire des Commissaires soit achevé.

Quant aux productions des beaux arts qui proviendront des maisons régulières et séculaires supprimées, elles sont en grand nombre, et il s’en trouvera de très intéressantes. MM. les artistes chargés d’en faire le choix rempliront sans doute leur mission avec autant de zèle que d’intelligence, et on doit compter sur leurs lumières autant que sur leur goût. Je me permettrai seulement deux observations qui les regardent ainsi que les commissaires chargés de l’examen des monumens de l’antiquité. Dans la 1ère il s’agit des reliquaires que la vénération des fidèles a en quelque sorte consacrés. Quand même leurs ornemens et leurs accessoires les rendroient dignes de figurer dans un cabinet d’antiquités ou dans un musoeum, il seroit peut-être à propos pour des raisons qu’il est inutile de déduire, de les exposer dans le trésor de la principale église du Département, après en avoir préalablement fait la description. La 2de observation a pour objet les tombeaux, les [f. 4 ft.] les inscriptions et autres monumens d’un genre qu’on trouvera dans les Eglises, les cloitres et les cimetières ; je pense qu’il ne faut pas les négliger. On en peut souvent tirer de grands secours pour l’histoire, si on les dépose dans quelque endroit public, il est à croire qu’on prendra pour les conserver, des précautions plus sûres qu’on ne l’a fait pour des épitaphes recueillies au hazard dans le Cimetière des Sts. Innocents, et qu’on a transposé près d’une des barrières, où exposés aux injures de l’air elles se dégradent de jour en jour.

C’est à MM. les artistes à présenter un plan relatif à l’usage qu’on doit faire de l’ample et riche collection dont ils vont faire l’examen, je ne pense pas qu’ils la destinent à être unie au grand Musoeum de la galerie du Louvre, on peut en former un second, un 3ème dans d’autres emplacements qu’on cherchera et on n’en manquera pas. Un principe qui me parait incontestable c’est qu’on ne peut trop multiplier dans une capitale les établissemens qui servent à la fois et à l’ornement et à l’instruction.

Nous ne pouvons nous dissimuler les pertes qu’a faites la Capitale de l’Empire françois. En réparant ces pertes par le charme qui est attaché aux lettres, aux sciences et aux arts, elle conservera son ancienne [f. 4 vs.] splendeur, et ne fera qu’ajouter à sa gloire.

Après avoir réglé l’emploi du mobilier des maisons ecclésiastiques pour le plus grand avantage de Paris et de son Département, il est de la sagesse de l’Assemblée Nationale d’étendre ses vues bienfaisantes sur les autres départements, et de décréter qu’il conserveront la jouissance des livres, médailles, antiquités, statuts [statues], tableaux, tapisseries, dessins, estampes, cartes géographiques, échantillons d’histoire naturelle ; machines de mécanique, instruments d’astronomie et autres objets de curiosité et d’utilité faisant partie du mobilier des maisons ecclésiastiques supprimées : que le mobilier de cette nature provenant des maisons religieuses et autres situées hors des villes sera transporté dans le chef lieu du Département dont elles dépendent ; que les différens objets seront placés dans un lieu convenable sous la garde de personnes instruites qui seront chargées d’en faire le catalogue et la description de manière à faire participer e public à tous les avantages qui peuvent en résulter ; que les gardes de ces dépôts publics auront des appointemens réglés et payés par le Département auquel leur nomination [f. 5 ft.] appartiendra.

Les Descriptions et catalogues d’objets contenus dans ces différents dépôts une fois achevés, on aviserait aux moyens d’en composer un itinéraire de la France savante : l’instruction se multiplieroit et se rependeraoit de proche en proche. Se seroit alors que l’Assemblée Nationale jouiroit du fruit de ses travaux, et qu’elle pourrait se féliciter d’avoir véritablement régénéré la France.

Collectionner à Naples

Maria Toscano. « The figure of the naturalist–antiquary in the Kingdom of Naples. Giuseppe Giovene (1753-1837) and his contemporaries ». Traduit par Mark Weir. Journal of the History of Collections 19, no 11 (2007): 225 -237. doi:10.1093/jhc/fhm024.

Voilà un autre article que j’avais mis de côté depuis longtemps et qui s’est révélé assez utile pour mes réflexions dans la thèse. Maria Toscano présente le cas d’un collectionneur napolitain du XVIIIe siècle et de l’atmosphère de l’époque : Giuseppe Giovene, né près de Bari et qui est devenu une des figures les plus importantes des Lumières au Royaume des Naples. Le parcours de Giovene est, certes, très intéressant et sa collection, brièvement décrite dans l’essai, très impressionnante : surtout sa bibliothèque, conservée dans son intégralité au séminaire de Molfetta.

Bibliothèque du séminaire de Molfetta

L’article illustre l’atmosphère régnante pendant les Lumières au Sud de l’Italie, qui a permis, comme ailleurs en France, la formation de cabinets et de collections d’histoire naturelle. En particulier, l’auteur signale l’influence des oeuvres de Bacon et Buffon. Or, d’après l’auteur, il n’est pas aisé de faire un analyse critique de cette période historique. Benedetto Croce aurait affirmé qu’il est possible de l’étudier depuis le point de vue érudit ou critique, mais qu’il n’était pas possible de le faire depuis un point de vue capable de combiner les deux perspectives. Et depuis, tous les études qu’on pris pour base l’œuvre de Croce, répètent la même affirmation. Toscano, pour sa part, signale qu’au XVIIIe siècle, l’étude des « sources traditionnelles » était fait, exclusivement, par des érudits arriérés (« backward scholars ») ; par contre, la pratique de l’observation des sites et des monuments était, en général, une activité développée par les scientifiques des Lumières (p. 225)

Les « antiquaires-naturalistes » du XVIIIe siècle se sont concentrés en l’obtention d’information à travers les expériences et l’identification d’un plan méthodologique et épistémique commun aux disciplines scientifiques et humanistes. Ils ont adopté l’interprétation de Galilée et de Newton en ce qui concerne l’expérimentation ; de Francis Bacon, en ce qui concerne la méthode inductive et la philanthropie. Il y a eu aussi une forte influence de Giambattista Vico et de Buffon, pour ce qui concerne « la réconciliation » entre les méthodes des antiquaires et des naturalistes (p. 226 et 228).

Ces collectionneurs considèrent l’histoire comme le champ en commun entre les disciplines scientifiques et les sciences humaines. La connaissance que les antiquaires naturalistes voulaient obtenir avait pour but « de reconstruire l’histoire passée d’un site particulier, avec la perspective d’améliorer le future des habitants » (p. 225). Les naturalistes antiquaires étaient fortement opposés à des théories générales, qu’ils regardaient comme inévitablement hypothétiques et, en conséquence, fausses. Ils préfèrent de connaitre en profondeur un détail de la nature, que d’essayer de donner une explication de l’univers sans la possibilité d’obtenir des informations par des expériences (p. 227). C’est pour cette raison que leurs collection paraissent anarchiques. Mais en observant de plus près, on se rend compte que les objets dans leurs collections ont des points en commun (p. 226).

Les monuments principaux de Naples, lithographie, XIXe siècle. Source

Les collections scientifiques de ces antiquaires naturistes sont l’exact opposé des Wunderkammern : elles adhèrent à des typologies définies, elles recherchent des objets « type », et non, comme le faisaient les Wunderkammern, à montrer ce qui est monstrueux ou rare (p. 227). Elles ne sont pas constituées sous l’idée de la curiosité, mais sur l’idée de rendre intelligible l’histoire de la Terre, avec des critères systématiques et scientifiques, et non plus esthétiques : « Whereas the Wunderkammern solicited wonder, the naturalist-antiquary collections were designed to elicit reflection » (p. 227).

C’est donc, un bon exemple sur le passage des Wunderkammern vers les collections modernes. Il s’agit, de plus en plus, de mettre dans sa place les objets et d’expliquer son rôle dans la nature. Cette méthodologie sera appliquée plus tard, pour les collections de peinture, avec le principe des écoles et chronologique.

Meuris (actif au XVIIIe siècle), Vue de la baie de Naples

Le mouvement élémentaire

Falguières, Patricia. « Noë muséographe. Note sur la culture de la curiosité à Rome, au XVIIe siècle ». In Francesco Borromini. Atti del convegno internazionale. 13-15 gennaio 2000, 335‑341. Rome: Electa, Elemond Editori, 2000.

Voici une petite fiche sur un article écrit par Patricia Falguières. Les articles de cette auteur sont particulièrement significatifs pour moi, car j’ai rencontré l’auteur ça fait quelques années. Son style est particulièrement difficile, mais malgré les difficultés pour accéder au message qu’elle veut donner, ça vaut la peine de s’y pencher, car on doit reconnaître qu’elle est peut être une des spécialistes les plus informées sur l’histoire du collectionnisme, en particulier sur les chambres de merveilles.

De sacrificiorum & triumphorum vasculis, urnis, lucernisque antiquorum, catalogue mss de la collection Andrea Vendramin, Venise, 1627. Source

Falguières affirme que les cabinets de curiosités du XVIIe siècle sont des observatoires du mouvement. Pour comprendre cette affirmation, il faut ne pas oublier qu’on est, pendant le XVIIe, dans un moment où la physique aristotélicienne est la base de toute la connaissance, et que les savants cherchent, à travers leurs collections, à définir le « mouvement élémentaire ». Ce mouvement, d’après Aristote, c’est le mouvement de l’imitation (mimesis). Chaque objet imite le dégré supérieur ; les coquilles, par exemple, sont des signes de ce mouvement cyclique et, dans la même logique, les cabinets de portraits cherchent à montrer le mouvement de l’histoire et la mimèsis, qu’est le résultat de ce mouvement (p. 335).

Cependant, Falguières rappelle qu’il n’est pas intéressant de « ‘revaloriser’ la place des cabinet dans la naissance de la science moderne », car ils ne sont simplement les « antichambres » de la science expérimentale ». A l’époque il y avait une polémique autour des expérimentateurs. Pour certains auteurs, par exemple Bonaventura Cavalieri (De specchio Ustorio ovvero Trattato delle settioni coniche, Bologne, 1632), confirme une recherche purement spéculative. A partir de l’observation et du calcul, il est capable de reconstituer les miroirs appelés « ardents » : « aux collectionneurs, à tous ceux qui font preuve de l’ostention de l’objet, la science galiléenne oppose sa théorie de la méthode (p. 337) ». Les chambres ont, en conséquence, du mal à se mettre en rapport avec la nouvelle science galiléenne. Le modèle galiléen, est basé sur les démonstrations mathématiques et pas sur les expérimentations. Pour cette raison, les collections des cabinets s’accommodaient mal avec la science nouvelle. (p. 336)

Dans les cabinets de curiosité il n’y a pas d’objets seuls : il y a plutôt d’objets dans un contexte et en rapport à d’autres objets. De cette manière, les collections n’expliquent l’objet en lui-même ni ce dernier est non plus capable d’expliquer la collection complète: « la collection offre au regard moins des objets que l’ensemble des systèmes de classification disponibles ». Il ne faut supposer non plus que l’une et l’autre soient complémentaires : l’objet est décrit ou, comme affirme Falguières, son contour. Les différents systèmes de classement et de mise en rapport l’ébauchent et lui font prendre sa place. C’est là l’enjeu d’une collection encyclopédique, le croisement de catégories et de systèmes d’interrogation, tandis que dans une collection taxonomique, l’objet est placé dans une place unique, déduite du choix d’alternatives possibles (p. 339).

Pour approfondir :

  • Biagioli, Mario. Galileo, Courtier : The Practice of Science in the Culture of Absolutism / Mario Biagioli. Chicago et Londres: University of Chicago, 1993.
  • Hankins, Thomas L., et Robert J. Silverman. Instruments and the Imagination. Princeton (N.J.): Princeton university press, 1999.
  • Jenkins, Ian Dennis, Ingo Herklotz, et Donald Bailey. Cassiano dal Pozzo’s paper museum. 2 vol. Quaderni puteani 2 et 3. Ivrea, Italia: Olivetti, 1992.
  • Koyré, Alexandre, « Galilée et Platon », in Etudes d’histoire de la pensée scientifique, Paris, 1973
  • Koyré, Alexandre, « Galilée et la Révolution scientifique »,in Etudes d’histoire de la pensée scientifique, Paris, 1973
  • Mortier, Roland. L’Originalité. Une nouvelle catégorie esthétique au Siècle des Lumières. Histoire des idées et critique littéraire 207. Genève: Librairie Droz, 1982.
  • Shapin, Steven. Leviathan and the Air-Pump: Hobbes, Boyle, and the Experimental Life. Édité par Simon Schaffer. Princeton, N.J: Princeton university press, 1985.
  • Slaughter, Mary M. Universal Languages and Scientific Taxonomy in the Seventeenth Century. Cambridge: Cambridge University Press, 1982.

Patrimoine culturel, ou cultural property

Prott, Lyndel V., et Patrick J. O’Keefe. « “Cultural Heritage” or “Cultural Property”? » International Journal of Cultural Property 1, no 2 (1992): 307-320.

La Charte du Patrimoine Mondial dressée par l’UNESCO

Un problème assez subtil pour ceux qui nous occupons du patrimoine consiste à en trouver une définition. Le problème se trouve, surtout, dans le terme « culturel », qui peut couvrir une grande variété d’objets. Lyndel V. Prott et Patrick J. O’Keefe, proposent que le terme « patrimoine culturel » englobe « des manifestations de la vie humaine qui représentent un point de vue particulier sur l’existence et donnent un témoignage de l’histoire et de la validité de ce point de vue » (p. 307). Les biens culturels sont protégés par les plus diverses raisons. Ils peuvent être préservés par la nature du matériel, la rareté de l’objet, par sa signification comme exemple du développement de la condition humaine.

Mais surtout par l’information qu’ils peuvent donner. C’est un trait commun à un ensemble d’objets très disparates entre eux (p. 308). À mesure que les pratiques de protection du patrimoine culturel se développaient, le contexte de chaque bien est de plus en plus valorisé. C’est la valeur documentaire qui est mise en valeur : l’information qui accompagne l’objet. Si les collections particulières mettent en valeur l’objet seul, la législation moderne met en valeur l’information qu’il peut donner, dans la mesure qu’ils permettent l’identification et la préservation d’une culture (p. 311).

Prott et O’Keefe, qui sont des spécialistes australiens très réputés, signalent que le terme « propriété » n’est pas le plus approprié quand on veut parler de cet ensemble de biens que nous appelons « patrimoine de l’humanité » (p. 307). Dans le domaine juridique, ce qu’on connait sous la dénomination de « patrimoine de l’humanité », est appelé « propriété culturel » ou, en anglais, « cultural property ». La dénomination « patrimoine de l’humanité » en français, et « cultural heritage » en anglais sont les plus utilisés. Cependant, le terme propriété ne peut pas couvrir toutes les manifestations culturelles. Par contre, le fait que l’idée de patrimoine véhicule aussi les idée de transmission et de partage, permet un approche plus fonctionnelle avec les biens culturels. (p. 307).

La propriété et le patrimoine culturel ont des bases très différentes. Dans la civilisation occidentale, on donne une importance majeure à la première, surtout dans le Common Law, où le but est de protéger les droits du possesseur ou du propriétaire. Quand d’autres besoins – qu’ils soient sociaux, économiques, ou autres – divergent de celui de la propriété, il y a beaucoup d’opposition à changer les principes de la propriété afin de donner une réponse à ces besoins. Par contre, le patrimoine culturel a comme but principal de faire profiter aux générations présentes et futures à travers la protection et l’accès à ces objets. Cela peut inclure des restrictions aux possesseurs des biens culturels, soient-ils des personnes physiques, légales, des communautés ou des États (p. 309).

Le point intéressant de l’article de Prott et O’Keefe se trouve dans leur affirmation sur la nécessité d’accepter des formes de posséder autres que les occidentales (p. 313). Dans le common law, on trouve de plus en plus des cas où la tradition occidentale estmise de côté afin de garantir les droits d’un groupe aborigène. Ainsi, dans Millirpum vs. Nabalco Pty. Ltd., le juge a prise en considération les arguments des aborigènes australiens et à jugé dans leur faveur en concluant que la terre disputée n’appartenait même pas aux aborigènes, mais plutôt l’envers : la tribu appartenait à la terre, dont la garde leur avait été confié par ses ancêtres et lui devaient une série de rituelles.

De la même manière, dans Mullick vs Mullick, le Privy Council a considéré que les idoles familiales d’une famille indienne peuvent pas être considérés comme des simples biens meubles (chattels), mais plutôt une « entité légale dans son propre droit à laquelle étaient dues des obligations et laquelle était légitimée à représenter ses propres intérêts à travers un ‘ami proche' » Les auteurs soulignent que ces cas montrent bien que si le mot « propriété » est utilisée, il faut le faire avec bcp de soin, et il faudra bien le réinterpréter dans pas mal d’occasions (p. 310).

Et encore, en Occident même, dans le cas Arnamagnean Foundation vs. Ministry of Education, en Danemark, donne des éclaircissement sur les critères pour nommer un bien public ou privé. Il s’agit de la destinée de la collection de manuscrits recueillie par le savant islandais et commis pour la couronne danoise Arne Magnussen entre 1702 et 1712, . Ces manuscrits contenaient des sagas ou récits historiques, de l’époque appelé « dorée » d’Islande, alors une colonie danoise. À son initiative, Magnussen recueillit les manuscrits conservés par des nombreuses familles dans des greniers, pour la plupart dans de très mauvaises conditions. À sa mort, Magnussen fait legs de sa collection à l’Université de Copenhaguen, avec un fidéicommis pour leur entretien.

Le Landmábók ou Livre de la colonisation, document fondateur de la littérature islandaise

Entre 1930 et 1940, l’Islande demande officiellement le retour de la collection auprès du gouvernement danois. Les deux gouvernements sont arrivés à un accord et le gouvernement danois passe une législation qui permettait la modification des statuts du fidéicommis Magnussen. Alors, la Fondation Arne Magnussen, administratrice du fidéicommis, saisie la justice danoise, en affirmant que les biens n’étaient pas du domaine public, qu’il devrait plutôt s’agir d’une expropriation. Or, l’exprorpriation ne pourraoit avoir lieu que dans des circonstances particulières et moyennant une indemnisations. Alors, il a été essentiel de déterminer si les biens du fidéicommis étaient des biens publics ou privés. La Cour Danoise a déterminé, de manière assez innovatrice, que bien que la Fondation Arne Magnusen était une personne particulière, son importance était telle, que ses tâches devraient être jugées d’intérêt public (p. 315-316).

Donc, la conclusion de Prott et O’Keefe est double : en première place, on doit abandonner le terme propriété, car il résulte peu adéquat pour la gestion juridique des biens culturels, face à des réalités sociales et historiques beaucoup plus complexes, qui dépassent le cadre de la propriété juridique traditionnelle. En deuxième, ouvrir les systèmes juridiques afin d’accepter d’autres formes de possession différentes à l’occiedentale.

Dans une petite note de bas de page

Horsin-Déon, Simon. « Madame Le Brun (Louise-Élisabeth Vigée), née à Paris le 16 avril 1755, morte à Paris le 30 mars 1842 ». Revue universelle des arts II (1855): 353-359.

Description de cette image, également commentée ci-après

Louise Élisabeth Vigée Le Brun, Autoportrait (1790)

Dans un petit écrit hagiographique, Simon Horsin-Déon rend compte d’une des peintres les plus fameuses de la fin du XVIIIe siècle. Elle est connue surtout par ses portraits et autoportraits, dont plusieurs font partie des collections nationales de France. Dans ma thèse, elle vient à compte dans une petite note de bas de page, car elle était la femme du marchand d’art J.B.P. Lebrun, duquel je parle plus longuement. Elle est un personnage fort intéressant, mais qui n’a pas d’incidence directe avec mon sujet de recherche. Son époux, quant à lui, a maintenu une vive polémique avec le ministre Roland sur la manière d’organiser les collections du Louvre et sur les restaurations. En revenant a Mme. Lebrun, Simon Horsin-Déon nous offre un résumé élégiaque de sa biographie. Non qu’elle ne le mérite pas, mais il faut quand même prendre un peu de distance.

Mme. Lebrun est née le 16 avril 1755. Son père était peintre, assez apprécié à l’époque, mais qui a pas passé pour un des représentants moyens de l’Ecole Française. Sa fille, par contre, élève de Doyen, a su se rendre plus connue (p. 384). Elle était la protégée de la duchesse de Chartres, pour laquelle elle fait son portrait et grâce auquel elle gagne de la notoriété. Elle avait offert deux tableaux à l’Académie Royale — le portraits de Labruyère et de l’abbé Fleury –, pour lesquels elle reçut le droit d’assister aux séances de l’Académie (p. 254). Lors du séjour parisien du peintre Menagéot, chez Mme. Lebrun, des rumeurs d’une liaison commencent à circuler, ce qui a été utilisé comme un argument pour ne pas accepter sa candidature à l’Académie Royale. Le 25 octobre 1774, elle est acceptée à l’Académie de Saint Luc, considérée, au moins pour Horsin-Déon, d’un rang inférieur. Et ce n’est que le 31 mai 1783 qu’on l’accepte à l’Académie Royale. Cela est dû, toujours d’après Horsin-Déon, aux calomnies et à l’opposition de Pierre, premier peintre du roi.

Juste après le début de la Révolution, afin de se protéger « des conséquences que ces calomnies pouvaient avoir pour son repos », Mme. Lebrun s’exile en Italie. Elle commence alors un long voyage en Europe qui l’amène à Turin, Rome, Naples, Florence, Parme, Bologne, Mantoue, Venise, Vienne, Prague, Dresde, Berlin, et Saint-Pétersbourg. Elle ne rentre à Paris qu’en 1802, pour partir immédiatement à Londres et en Suisse et revenir définitivement trois ans après.

Marie-Antoinette dit « à la Rose », Château de Versailles

Il faut remarquer que l’auteur ne parle presque pas de son mariage avec J.B.P. Lebrun. On sait, par d’autres documents, qu’il ne fut un mariage misérable, mais non plus un mariage gai. Si J.B.P. Lebrun avait pris la défense de sa femme pendant son exile, ce ne serait que pour sauver son propre patrimoine et essayer de profiter de sa réputation. Mais cela ne démérite que tous deux aient excellé dans leur propre champ.

Pour savoir plus:

  • Gallet, Michel. « La Maison de Madame Vigée-Lebrun rue du Gros-Chenet ». Gazette des Beaux-Arts LVI, no 56 (août 1960): 275‑284.
  • Vigée-Lebrun, Elisabeth-Louise. Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée Lebrun. 3 vol. Paris: Libraire de H. Fournier, 1835.