Ce que les choses ne sont pas

Yan Thomas. « La valeur des choses. Le droit romain hors la religion ». Annales. Histoire, Sciences Sociales 57, no 6 (2002): 1431‑1462. doi:10.3406/ahess.2002.280119

Yan Thomas était un romaniste et le directeur du Centre d’études des normes juridiques (CENJ) à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, à Paris. Il est décédait en 2009 et a laissé un grand nombre d’articles, de livres et, plus important, d’élèves. Aujourd’hui, le CENJ porte son nom.

Dans cet article, Yan Thomas propose un analyse d’une catégorie que l’on prend souvent pour acquise dans les études romanistes : le mot res. L’analyse de Thomas se développe depuis un point de vue procédural et, comme on le verra tout au long du texte, il s’agit justement d’une qualification faite à travers le droit en mouvement, c’est-à-dire, à travers le procès. Il faut avoir en tête deux idées : en premier lieu, le sacré, le religieux et le public sont, pour le droit romain, des catégories dont l’appui se trouve dans la procédure, et constituent ainsi « des expressions formelles d’une volonté de produire et d’organiser les catégories dans lesquelles et par le moyen desquelles s’administrent les choses » (p. 1440) ; en deuxième, que le droit romain a deux manières de rendre les choses appropriables et aptes au marchandage, soit par interdit, soit en les faisant entrer pour la première fois dans la propriété de quelqu’un (p. 1448).

Roma antiqua

Gotfridus de Scachys (éd.), Roma antiqua, 1500. Source

Il propose alors d’analyser les procédures juridiques par lesquelles les choses — res — sont « qualifiées et évaluées comme biens » (p. 1431). En effet, depuis le troisième siècle de notre ère les choses sont très souvent considérées « sous le rapport presque exclusif d’une valeur patrimoniale et réalisable ». Cependant, à différence de la jurisprudence, les textes didactiques comme les Institutes de Gaius n’utilisent cette qualification qu’exceptionnellement, et la formule res in commercio n’existe pas (p. 1431). Le trait intéressant dans la conception romaniste se trouve dans la qualification des choses comme res dans la procédure (p. 1432).

Thomas signale un trait spécifique et souvent négligé du droit romain : il définit d’abord tout ce que n’est pas res, c’est-à-dire, les choses indisponibles. Il s’agit des choses qui se trouvent dans les domaines du droit sacré et du droit public. Ce qui reste en dehors de ces domaines est alors qualifié de res et se trouve dans le droit privé. Pour cette raison, afin de comprendre la notion de res, il faut d’abord comprendre comment le droit enlève certaines choses de l’aire d’échanges commerciaux : il faut caractériser « les choses patrimoniales du point de vue de celles qui ne le sont pas » (p. 1432).

Le premier texte où se trouve mentionnée la classification des biens selon leur caractère patrimonial est les Institutes de Gaius. Gaius distingue entre les choses patrimoniales (in nostro patrimonio) et extrapatrimoniales (extra nostro patrimonium). Les choses peuvent être aussi classées en celles qui relèvent du droit divin et celles qui relèvent du droit humain. Si on articule les deux critères de classement de Gaius, il est facile à observer que les choses humani iuris peuvent être res in bonis (patrimoniales) ou res nullius in bonis, et qu’il est bien possible de trouver des res in nullius bonis et dans le droit humain et dans le droit divin. Par contre, cette articulation semble imparfaite car il n’est pas possible de trouver des res in bonis de droit divin (p. 1433). Ces observations sont confirmées dans D. II, 9 et 11 :

II, § 9 : Ce qui est de droit divin n’est dans les biens de personne (nullius in bonis) ; ce qui est de droit humain est le plus souvent dans les biens de quelqu’un (alicuiuis in bonis). § 11 : Les choses publiques semblen n’être dans les biens de personne (nullius in bonis) : elles sont censées appartenir à la totalité même des citoyens (ipsius universitatis). Les choses privées sont celles qui appartiennent à des individus (singolorum hominum).

L’analyse du caractère des res ne peut donc pas marcher qu’en enlevant le critère du droit divin et humain, car ce faisant, on peut regrouper les choses publiques aux choses sacrées. Au contraire, l’analyse n’est pas possible si on enlève le critère patrimoniale, car cela obligerait réunir les choses privées avec les publiques (p. 1434).

Justinien, Institutes [Institutiones] ; Authentiques [Novellae]; Code [Codex constitutionum] (livres X, XI, XII) , traduction en français

Maitre de Grenoble, « Justinien remettant le texte de lois à ses sujets », illustration du f. 1 dans Justinien, Institutes …, traduction en français, Paris, 1340-1345, P. le François. Copiste. Source


Les choses publiques et sacrées appartiennent les unes à la cité, les autres aux dieux.  C’est là leur premier trait en commun. Elles sont sous une ‘titularité’ au delà des individus, ou comme le dit Thomas, elles sont affectées « à un sujet intemporel » (p. 1447). Les juristes d’époque impériale ne considéraient ces choses « que sous l’angle de leur inaliénabilié et de leur inappropriabilité ». Gaius et Marcianus, par exemple, qualifient les res publiques et sacrées comme nullius in bonis. Il est donc logique que le vol des choses sacrées et publiques soit qualifié de la même manière, comme du péculat, et que ce ne soit qu’à partir du IIIe siècle que le vol de chose sacrée est considéré sacrilegium (p. 1439).

En ce qui concerne les choses publiques le juriste Celsius fait une précision très intéressante : elles ne sont pas inaliénables en raison d’appartenir à la cité, « mais en ce qu’elles sont destinées à l’usage public ». Il y a donc une distinction parmi les biens du domaine public : c’est leur affectation qui définit leur statut de res extra patrimoniales. Elles sont, selon la formule romaine « res usibus publicis relictae » (p. 1436) et de ce fait accessibles à tous, et chaque membre du populus a un droit sur elles. Ainsi l’affirme D. 43, 8, 2, 2, quand on y lit que les choses « servent à l’usage des particuliers au titre de leur droit de citoyenneté ». Au contraire, les biens qui ne sont pas destinées à l’usage public peuvent être aliénées et même les juristes en font volontiers référence sous le terme pecunia (p. 1435).

Chose remarquable pour nous, ce que le dispositif construit autour des res publicae est étendu aux biens patrimoniaux du prince qui sont considérés, plus précisement, des biens à usage public. Si on estimait qu’il était un privilège que de tenir ces biens, cela n’empêchait de les maintenir dans la sphère de la res publica (p. 1436-1437).

Une autre caractéristique commune aux choses publiques et religieuses serait leur délimitation. Si les choses sacrées sont délimitées sur le terrain, les publiques le sont aussi : après la publicatio, des agrimensores se rendent sur place et marquent et déclarent les contours des choses. Particularité en plus des choses publiques, leur délimitation n’est seulement faite par cette délimitation ; elle est aussi marqué par le service auquel elles sont destinées : « La nature de leur usage était une condition nécessaire, mais pas suffisante, de leur statut », rappele Thomas, mettant en garde contre les romanistes néo-thomistes qui voient la nature des choses publiques comme « objective » et « inhérente », quand en réalité leur délimitation est déclaré « par celui qui a eu le droit » de la déclarer publique (p. 1441, voir D. 43, 11, 2, 21).

Enfin, dernière caractéristique analysée par Thomas, c’est l’identification entre res et affaire : autant dire que le droit romain ne s’occupe que des « choses auxquelles il avait affaire », comme le signale le sens primitif du mot res (p. 1454). La res romaine est conçue comme affaire. Les choses ne sont délimitées que dans le procès et elles délimitent, à leur tour, le procès. Bien que le droit romain ait construit son système à partir des choses et non de personnes, il faut nuancer cette affirmation, dont on a hérité de la pandectiste allemande. Cette dernière tradition fait le lien directe entre Sache — chose –, Gegenstand — objet — et Vermögen — fortune. Loin de là, dit Thomas : « Les choses y [dans la pandectiste] appréhendées comme entités du monde extérieur devenues objets d’un droit subjectif » tandis que le mot latin res traduit le mot grec pour affaire, ta pragmata (p. 1449). Voici donc l’identité entre res et affaire : res comporte « qualification et évaluation de la chose litigieuse » car res comporte « qualification et évaluation de la chose litigieuse » (p. 1449), en soulignant que la res est et l’enjeu du procès civil et le procès lui même, qui comporte l’estimation pécuniaire de la chose (p. 1451).

Pour savoir plus

Le nombre de sources et textes secondaires cités tout au long de l’article par Y. Thomas est extraordinaire. En plus des sources classiques — le Digeste, les Institutes de Gaius, Cicéron et autres juristes –, je signale ceux qui suivent :

  • ALBANESE, Bernardo, La successione hereditaria in diritto romano, Palerme, Annali del seminario giuridico della Università di Palermo, 1949
  • BETTI, Emilio, La struttura dell’obbligazione romana e il problema della sua genesi, Milan, Giuffrè, 1955
  • CATALANO, Pierangelo, « La divisione del potere a Roma », Studi Grosso, 6, Turin, Giuffrè, 1974
  • CRAWFORD, Michal, « Aut sacrom aut poublicom », in P. BIRKS, (éd.), New Perspectives in the Roman Law of Property, Oxford, Clarendon Press, 1989, pp. 93-98
  • GIOVANNINI, Adalberto, « Les pouvoirs d’Auguste de 27 à 23 avant J.-C. Une relecture de l’ordonnance de Kymè de l’an 27 », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, 124, 1999, pp. 95-106
  • GIRARD, Paul Frédéric, Textes de droit romain, Paris, Rousseau, 1923
  • LO CASCIO, Elio, « Patrimonium, ratio privata, res privata « , Annali del istituto italiano per gli studi storici, III, Rome, 1975, pp. 55-121
  • LO CASCIO, Elio, Il Princeps e il suo impero. Studi di storia amministrativa e finanziara romana, Bari, Edipublia, 2000
  • MAGDELAIN, André, La loi à Rome. Histoire d’un concept, Paris, Les Belles Lettres, 1978
  • MAGDELAIN, André, « L’auguraculum de l’Arx à Rome », REL, 47, 1969-70, pp. 253-269
  • MAGDELAIN, André, Ius, Imperium, Auctoritas, Rome, École française de Rome, 1990, pp. 193-207
  • MALCOVATI, Henrica, Oratorum Romanorum Fragmenta, 2, 1954
  • MOATTI, Claude, Archives et partage de la terre dans le monde romain. IIe siècle avant-Ier siècle après J.-C., Rome, École française de Rome 1993
  • MOREAU, Philippe, Clodiana religio, Paris, Les Belles Lettres, 1982
  • NICOLET, Claude, « Il pensiero economico dei Romani », in L. FIRPO (éd.), Storia delle idee politiche e sociali, I, L’Antichità classica, Turin, lIguori, 1982, pp. 877-960
  • ORESTANO, Claude, Il problema delle persone giuridiche in diritto romano, I, Turin, Giappichelli, 1968
  • ROBBE, Ubaldo, La differenza sostanziale fra « res nullius » e « res nullius in bonis » e la distinzione delle « res » pseudo-marcianee, Milan, Giuffrè, 1979
  • SCHEID, John, « Le délit religieux dans la Rome tardo-républicaine », in Le délit religieux dans la cité antique, Rome, École française de Rome, 1981
  • SCHEID, John, « Le prêtre et le magistrat. Réflexions sur les sacerdoces et le droit public à la fin de la République », in C. Nicolet (éd.), Des ordres à Rome, Paris, Publications de la Sorbonne, 1984, pp. 243-280
  • SCHEID, John, Religion et piété à Rome, Paris, La Découverte, 1985
  • SCHERILLO, Gaetano, Lesioni di diritto romano. Le Cose, I, Milan, Giuffrè, 1945
  • THOMAS, Yan, « Corpus, ossa vel cineres. La chose religieuse et le commerce » in Il cadavere. Micrologus-VII, Sismel, Edizioni del Galluzzo, 1999
  • VEYNE, Paul, Le pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, Paris, Le Seuil, 1976

Trier et conserver

Françoise Hildesheimer. Les Archives de France. Mémoire de l’Histoire. Paris: Honoré Champion, 1997.

Françoise Hildesheimer est une historienne et archiviste qui a beaucoup étudié l’histoire des Archives nationales de France.  Dans ce hors-série de la revue Histoire et archives, elle fait un résumé de l’histoire des archives françaises. Je me suis intéressé en particulier au chapitre 3, intitulé « Une Révolution ? ». Avec le point d’interrogation on peut s’apercevoir que son approche est critique, car les études révolutionnaires sur les archives sont, pour le moins polémiques.

Si on voulait fixer à une date la naissance des archives nationales révolutionnaires, celle-là serait le 29 juillet 1789. Ce jour, les députés décrètent la mise en place d' »un lieu sûr pour dépôt de toutes les pièces originales relatives aux opérations de l’Assemblée, sous la garde d’Armand-Gaston Camus » (p. 23). Suivent d’autres décrets le 7 août 1790 et le 12 brumaire an II [2 novembre 1793], le premier créant officiellement les Archives nationales, mais ils restent plus au moins lettre morte dans des nombreux aspects, notamment celui de l’organisation (p. 34 et 35).

Arm.d Gaston Camus de l'Acad. des Inscriptions & Belles Lettres : Député de la Ville de Paris. Né le 4 avril 1740. Président de l'Assemblée Nationale le 28 8.bre 1789 : [estampe] / Allais scul.

Arm.d Gaston Camus de l’Acad. des Inscriptions & Belles Lettres : Député de la Ville de Paris. Né le 4 avril 1740. Président de l’Assemblée Nationale le 28 8.bre 1789 : [estampe] / Allais scul. Source


Camus est un personnage très important pour l’histoire des archives. Il a été très actif ; il a participé à la rédaction de la Constitution civile du clergé et à l’abolition des annates. Faute d’un local approprié lors du transfert de l’Assemblée nationale de Versailles à Paris, il reçoit à son domicile la totalité des nouvelles archives, avant qu’elles soient transportées à la bibliothèque des Feuillants et puis au couvent des Capucins. Député du Tiers Etat, puis conventionnel, il a été arrêté par Dumouriez lors de sa mission en Belgique et livré en otage aux autrichiens. Il a fait partie de la Commission des monuments et a resté sur son poste de chef des archives jusqu’à l’Empire (p. 33).

La loi la plus importante, celle qui a donné aux Archives nationales sa forme pendant plus de deux cent ans, est celle du 7 messidor an II [25 juin 1794], intitulée Loi concernant l’organisation des archives établies auprès de la Représentation nationale. On peut dire que cette loi met les archives françaises entre deux temps : celui de l’Ancien Régime, et celui de la Révolution car à la fois innove certains aspects des archives, mais pour d’autres, on le verra, elle donne une continuité.

La  première innovation consiste à centraliser les archives dans un seul dépôt [p. 33]. Jusques là, il existait un grand nombre contenant les documents de chaque ministère, maison royale, etc. Si besoin y en avait, chaque dépendance ou officier ayant la faculté, pouvait se faire expédier des copies des documents. Or, pour réaliser la centralisation des documents, il fallait un tri. Hildesheimer signale que cette loi associe la conservation documentaire centralisée et le tri. C’est ici qui a lieu la contradiction dont nous parlions et sur laquelle on donnera quelques réflexions plus loin.

La deuxième innovation consiste à établir la publicité des archives, abolissant la pratique du secret d’Etat si chère au gouvernement d’Ancien Régime. La substitution de l’Etat d’Ancien Régime par la Nation, met en place la publicité, c’est-à-dire, l’ouverture à tous les citoyens. Elle a, enfin, comme dernière innovation d’importance, la vertu de mettre les bases d’un réseau archivistique à niveau national (p. 35).

Pour mieux expliquer les effets de cette loi, j’ai parlé d’une contradiction dans la conception des archives révolutionnaires. Cette contradiction consiste en l’association entre tri et conservation et qui se traduit de plusieurs manières. D’une part, nous trouvons  l’inertie de la définition de document, héritée de l’Ancien Régime. En effet, il s’agit d’un trait de grande importance, gardé par la loi du 7 messidor (p. 33). Les archives d’Ancien Régime étaient appelées « anciens titres » ou, comme le ferait plus tard Camus lui-même dans un rapport de l’an IX, « sources historiques » (p. 34). Avec cette désignation on voulait mettre en avant l’utilité administrative et immédiate des archives qu’on allait trier. Les documents dont on considérait que l’efficacité administrative aurait été perdue, seraient destinés aux bibliothèques afin de les rendre accessibles aux historiens et aux spécialistes. Ainsi, on doit insister qu’il ne faut pas perdre de vue que l’organisation des Archives, et le tri que l’a suivi, n’a pas été conçu pour la recherche historique dans le même sens qu’on la conçoit aujourd’hui : elle est, avant tout, un projet politique au même temps qu’un projet pratique, dont la pierre principale serait l’accès et l’ouverture à tous les citoyens (p. 36).

Cette conception, en effet, est celle de l’Ancienne Régime qui fait des archives des « titres », grâce auxquels on peut réclamer un droit. On a déjà parlé un peu de cette notion, dans notre résumé sur l’article d’Amédée Outrey, « Sur la notion d’archives, en France, à la fin du XVIIIe siècle ». Autrement dit, la dissociation entre le titre et le droit auquel il donne accès, fait du document d’archive un document historique et, dès ce moment, il doit être renvoyé à une bibliothèque (p. 36).

À cette conception du document corresponde le classement fait par Camus à l’intérieur des archives :

  1. documents relatifs à la formation et à la composition de l’Assemblée et émanés d’elle ;
  2. mémoires et adresses envoyés à l’Assemblée ;
  3. écrits relatifs aux opérations de l’Assemblée ;
  4. lois ;
  5. travaux des comités

Alors, les documents que seront conservés, ceux qui seront triés, seront ceux qui correspondent le mieux à la notion ancienne : un rangement  révolutionnaire pour des titres anciens ; révolution dans la forme et inertie dans le fonds. Mais il faut nuancer cette affirmation, car même si on continue à considérer que le document d’archive et le titre sont des synonymes, les droits qui peuvent être exigés ont peut-être changé, et dans le cas de la Révolution, cela est certainement arrivé: pas tous les titres continuent à l’être.

Le Baron applati par la perte de ses titres et qualités ; M. le Chevalier désolé de la perte de ses archives : [estampe] / [non identifié]

Le Baron applati par la perte de ses titres et qualités ; M. le Chevalier désolé de la perte de ses archives : [estampe] / [non identifié] Source


Le tri des archives ne commence pourtant pas à ce moment là. Dès 1791, une campagne à des motivations idéologiques constitue une des épisodes vandaliques des archives françaises : « on trie davantage pour anéantir que pour conserver », affirme Hildesheimer (p. 35). En suite, le décret du 12 brumaire an II [2 novembre 1792], avait établit la distribution des documents en deux dépôts : les matières domaniale et administrative étaient déposés au Louvre, tandis que la section judiciaire et contentieuse devait être transportée au Palais de Justice (p. 35).

Enfin, la loi du 7 messidor prévoyait la création d’une Agence temporaire des titres, chargée d’anéantir quatre types de documents : les titres féodaux, ceux qui établissaient des jugements contradictoires ; les documents relatifs aux domaines déjà récupérés et ceux concernant des domaines définitivement adjugés. Voilà, nous insistons, l’efficacité administrative comme référence.

Dies cedens

Camille Gabiat. Droit Romain : Théorie du Dies Cedens en matière de legs. Droit français : de la Guerre continental. Thèse pour le doctorat. Corbeil: Impr. Éd. Crété, 1891.

Camille Gabiat était un juriste et homme politique français de la fin du XIXe et début du XXe siècles. J’ai retrouvé, dans la BnF, sa thèse de doctorat. Il y traite sur deux sujets, dont le premier m’intéresse : la théorie du dies cedens en droit romain.

En droit romain, la théorie du dies cedens réponde à un problème originé par le régime particulier des successions testamentaires et, en particulier, des legs. Le problème consiste à savoir le moment qu’un legs peut être exigé par le légataire. En droit civil, ce problème n’existe pas puisque le legs a toute sa force du moment de la morte du testateur. Au contraire, en droit romain, le legs était subordonné à l’acceptation de l’héritage. La raison était très logique pour les romains : un legs est une disposition en faveur d’une personne, ce qui signifie que l’héritage est diminué. L’héritier devait, en conséquence, donner son consentement pour recevoir un héritage diminué. Le légataire se confrontait à la possibilité du refus de l’héritier, ce qui signifiait que il pourrait se voir privé de son legs.

Le dies cedens a deux sens, se retrouve assi dans les obligations et dans les legs. Dans les premières, le dies cedens veut dire que le droit a déjà une existence réelle qui commence avec la stipulation de l’obligation (p. 3); en ce qui concerne les legs, face à l’éventualité de ne pouvoir profiter d’un droit qui ne saurait même pas naître à cause de la non acceptation de l’héritage, l’exigibilité du droit s’avance à la faveur du légataire (p. 4). Cependant, il ne faut pas voir ici un droit certain, plein, comme dans les obligations : il y a, selon Gabiat, un droit sui generis qui se traduit plutôt par « une espérance transmissible » (p. 8).

LE ROY ACCEPTE LE TESTAMENT DU FEU ROY CATHOLIQUE CHARLES II. ET DECLARE MONSEIGNEUR LE DUC D'ANJOU / ROY D'ESPAGNE SOUS LE NOM DE PHILIPPE V. A VERSAILLES LE XVI. NOVEMBRE M. D. CC. : [estampe]

LE ROY ACCEPTE LE TESTAMENT DU FEU ROY CATHOLIQUE CHARLES II. ET DECLARE MONSEIGNEUR LE DUC D’ANJOU / ROY D’ESPAGNE SOUS LE NOM DE PHILIPPE V. A VERSAILLES LE XVI. NOVEMBRE M. D. CC. : [estampe] Source: gallica.bnf.fr


La détermination du dies cedens avait deux effets importants : la détermination du légataire et la transmissibilité des legs (p. 56-57). Tout au long de son étude, Gabiat étudie plusieurs possibilités de détermination du dies cedens vis-à-vis des conditions et des modes imposées aux legs, et dont je ne m’occuperai pas. Ce qui m’intéresse ce sont quelques unes des règles générales du legs : une fois déterminé le dies cedens, le légataire acquiert pleinement son droit, s’il est toujours sui iuris et en vie au moment de l’adition (acceptation de l’héritage par l’héritier) (p. 58). Une seule exception était acceptée : le prince. Un legs en faveur du prince était toujours valide même s’il décédait car « un legs de ce genre n’est pas réputé fait à la personne même du prince, mais à son titre qui ne meurt pas » (p. 57).

En ce qui concerne la transmissibilité du legs, l’héritier doit remettre la chose dans l’état où elle se trouve au moment de la diei cessio, et non au moment de la rédaction du testament. Gabiat met l’exemple d’un troupeau : au moment du dies cedens le troupeau avec toutes les bêtes, mêmes celles ajoutées après la rédaction. La raison est que le legs constitue une universitas rerum, « c’est-à-dire … un ensemble de choses corporelles considérées comme formant un être collectif et un tout ». Mais s’il s’agit d’un pécule, on parle plutôt d’une universitas juris « se composant d’objets corporels, de créances, et de dettes » (p. 67).

Dans l’idée du patrimoine culturel, nous retrouvons certains traits du legs romain. D’abord, l’idée de dies cedens permet de repousser l’héritage aux générations futures ; autrement dit, il y aura toujours des générations futures et, en conséquence, l’exécution du legs est toujours repoussé. La matérialisation du légataire est aussi repoussée, en substituant la Nation au prince. En plus, l’idée d’universalité de fait ou de droit, comme une unité pluriel, permet de concevoir des collections et d’ensembles qui sont transmises et dont une des conditions serait et la conservation et le maintien de son unité.

 

Le souvenir d’une action juridique

Amédée Outrey. « Sur la notion d’archives en France à la fin du XVIIIe siècle ». Revue historique de droit français et étranger, no LI (1953): 277‑286.

Amédée Outrey

Amédée Outrey. Source

Entre les années 20 et 30, Amédée Outrey avait fait carrière diplomatique pour le gouvernement français et puis comme chef des Archives du Ministère des affaires étrangères, prend partie aux travaux de codification de la législation des archives en France, en 1950 (p. 277). À partir des travaux des discussions il a publié une série d’articles dont celui-ci est un des premiers.

Dans cet article, il essaie de démontrer qu’il est erroné de croire que la notion d’archives de la fin du XVIIIᵉ siècle, ne corresponde en rien à la notre — au moins à celle des années 50 du XXᵉ siècle — (p. 278). Il procède avec l’analyse de plusieurs dictionnaires d’époque et surtout, des travaux d’Armand-Gaston Camus, en particulier un article apparu dans la Collection Denisart, dont le fait que Camus n’ait pas signé cet étude appuie l’idée, selon Outrey, que c’était une opinion généralement acceptée.

Outrey commence pour faire le commentaire des articles « Archives » dans les quatre éditions du Dictionnaire de l’Académie au long du XVIIIᵉ siècle : celles de 1718, 1740, 1762 et 1798. Les articles apparus dans la première édition de 1694 et celle de 1718, ne diffèrent qu’en l’ordre des deux paragraphes qui la composent, mettant en tête celle qui était plus répandue. Du reste, Outrey observe qu’on peut conclure qu’il y a deux acceptions pour le terme Archives : soit le lieu de conservation, soit le document conservé (p. 278). Dans ces définitions, les documents conservés sont considérés « ceux qui pouvaient servir à la réclamation d’un droit ». Donc, selon l’Académie et son dictionnaire, seuls les documents authentiques peuvent servir à une réclamation — car authentiques, bien entendu.

L’article « Archives », dans le premier volume du Dictionnaire de l’Académie françoise, édition de 1762. Notons que les deux paragraphes apparaissent en sens inverse à celui de l’édition de 1699. Source : Gallica

Dans ce sens, les documents gardés dans les archives sont, comme l’avait définit sir Hilary Jenkinson, garde des archives de la couronne britannique et contemporain de Camus, « la matérialisation sous forme d’écrit du souvenir d’une action juridique » (cité p. 284). D’ailleurs, on peut dire que depuis ce point de vue, les révolutionnaires n’ont pas saisi les archives juste avec une logique simplement destructrice ; ils ont bien compris que ces documents étaient l’expression objective des statuts que régissaient leur société. Cette observation nous permet de faire un commentaire sur le lien entre archives et statuts. Si nous regardons dans l’Encyclopédie, on voit que le statut était synonyme de loi. En effet, la première définition est la suivante : « terme générique qui comprend toutes sortes de lois & de réglemens » (Encyclopédie, vol. 15, 505). Il y avait plusieurs sortes de statuts : généraux et particuliers, et ceux qui nous intéressent maintenant sont les statuts personnels. De nouveau dans l’Encyclopédie, nous lissons :

Les statuts personnels sont ceux qui ont pour objet la personne, & qui ne traitent des biens qu’accessoirement, tels sont ceux qui regardent la naissance, la légitimité, la liberté, les droits de cité, la majorité, la capacité ou incapacité de s’obliger, de tester, de citer en jugement, &c.

En résumé, les statuts donnent origine à une série de droits que peuvent être réclamés seulement par une personne dont son statut lui donne accès, et à travers des documents gardés aux archives.Maintenir les archives intactes serait, pour les révolutionnaires, le maintien intacte de l’ancien ordre et l’idée de détruire les documents est véhiculée par l’idée de reformer la société.

Revenons à la définition d’archives selon le Dictionnaire de l’Académie. Cette définition serait celle tenue pour la plus acceptée, mais c’est justement celle critiquée par Outrey. Or, dans la deuxième édition de la Collection de décisions nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence de Denisart, améliorée et publiée en 1783 par Camus, Bayard et Meunier, on trouve une définition différente (p. 280) et qui est, avec certitude, de la main de Camus. Outrey est persuadé que l’auteur anonyme de l’article correspondant aux archives a été écrit par Camus. Nous n’exposerons pas les arguments d’Outrey, mais il suffira de dire que Outrey a comparé le style de cet article avec d’autres rapports de la main de Camus (p. 281).

Dans la Collection Denisart, donc, Camus définit les archives dans un premier moment comme le « lieu où l’on dépose des actes authentiques pour les conserver ». À partir de cette définition, Camus oppose « les archives proprement dites » aux « monuments écrits », ce qui donne origine à deux types de documents : d’un côté, les « titres », les « actes authentiques, diplômes, chartres, contrats » ; et de l’autre, les « écrits de tout genre » gardés « par occasion et accidentellement » (p. 282). Chares Dumoulin définit les archives proprement dites de manière très similaire dans son œuvre Opera omnia ;mais il les restreint à trois caractéristiques : appartenance à l’État, réception d’écritures authentiques et gardées par un officier public (p. 283). Cette définition n’est pas suffisant pour Camus, car il perçoit les changements et les évolutions dans les dépôts d’archive. Il met même l’exemple des différentes archives créées par le Roi, dont il justifie leur existence car elles contiennent des « actes solennels et émanés de personnes qui avaient caractère pour le faire » (p. 283).

Armand-Gaston Camus. Source

Camus ajoute l’aspect subjectif à la définition d’archives, à côté de l’aspect objectif sur l’originalité des documents. En plus, il y a les opinions de Sir Hilary Jenkinson, garde des archives de la Couronne Britannique, qui considère que le mot archive couvre une grande typologie, et l’opinion recueillie dans le Dictionnaire de jurisprudence publié à Lyon en 1787 :

Les archives publiques sont celles qui sont formées par l’autorité de celui qui en a le pouvoir et le droit autoritate superioris potestatem habentis ; elles sont destinées à conserver les titres et actes authentiques, in quo non nisi scripturae publicae solent reponi

Quoique je ne suis tout à fait convaincu par l’idée que ce soit une idée généralement acceptée, c’est vraie qu’il me manquent au moins, deux éléments pour juger : des lectures sur la suite des recherches menées par Outrey et des lectures sur les travaux de Camus. En outre, je ne rejette pas l’idée à cause de la grande influence de Camus dans l’organisation des archives françaises pendant et après la Révolution.

Pour savoir davantage :

  • Collection de décisions, nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence, donnée par M. Denisart, mise dans un nouvel ordre, corrigée et augmentée par MM. Camus, Bayard et Meunier, avocats au Parlement, Paris, Ve. Desaint, 1783, t. II, p. 274 (pour l’article « Archives »)
  • CAMUS, Armand-Gaston, Etat des Archives nationales au 1er octobre 1791 et dépenses de cet établissement du 1er octobre 1790 au 1er octobre 1791, Paris, Impr. Nat., 4e éd., (BnF Le 29 1912)
  • CAMUS, Armand-Gaston, Etat des Archives nationales au 10 septembre 1792 et dépnses de cet établissement du 1er octobre 1791 au 10 septembre 1792, Paris, Imp. nat., (s.d.), in 8°, 27 pp.
  • CAMUS, Armand-Gaston, Etat général des dépenses faites aux Archives de la République française depuis le 10 septembre 1792 jusqu’au 1er brumaire an IV, Paris, Imp. nat., Prairial an V, 16 p.
  • CAMUS, Armand-Gaston, Etat des Archives nationales au 1er prairial de l’an V et dépenses de cet établissement du 1er nivôse an IV au 1er germinal an V, Paris, Imp. nat., (Prairial an V), 26 p.
  • CAMUS, Armand-Gaston, Etat des Archives nationales au 1er prairial an VI et dépenses de cet établissement pendant le cours de l’an V, Paris, Imp. nat. (an VI), 29 p.
  • CAMUS, Armand-Gaston, Etat des Archives au 1er prairial an VII et dépenses de cet établissement pendant le cours de l’an VI, Paris, Impr. nat. (Prairial an VII), 24 p.
  • CAMUS, Armand-Gaston, Mémoire sur l’origine et l’organisation des archives, manuscrit aux Archives Nationales
  • Collection de décisions, nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence, donnée par M. Denisart, mise dans un nouvel ordre, corrigée et augmentée par MM. Camus, Bayard et Meunier, avocats au Parlement, Paris, Ve. Desaint, 1783, t. II, p. 274 (pour l’article « Archives »)
  • DUMOULIN, Charles, Opera omnia, Paris, Ant. Dezallier, 1681, t. 1 — Commentarii in consuetudines Parisienses, titre I, Des Fiefs§ VIII. Gloss, in ve: Dénombrement, p. 160, n° 26.
  • OUTREY, Amédée. « Le législation révolutionnnaire sur les archives, la loi du 7 septembre 1790 », in Revue historique de droit français et étranger 3 (1955), 31 p.
  • OUTREY, Amédée. « Un épisode mal connu de l’histoire des Archives nationales : la tentative de mise en application, par Danton, du décret du 7 août 1790 sur la réunion des archives du Conseil, septembre 1792-avril 1793 », in Revue historique de droit français et étranger 4 (1958), p. 530-554
  • RAVAISSON, Felix, Rapport adressé à son Excellence le Ministre d’Etat, au nom de la Commission instituée le 22 avril 1861, Paris, Pancoucke, 1862