Yan Thomas. « La valeur des choses. Le droit romain hors la religion ». Annales. Histoire, Sciences Sociales 57, no 6 (2002): 1431‑1462. doi:10.3406/ahess.2002.280119
Yan Thomas était un romaniste et le directeur du Centre d’études des normes juridiques (CENJ) à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, à Paris. Il est décédait en 2009 et a laissé un grand nombre d’articles, de livres et, plus important, d’élèves. Aujourd’hui, le CENJ porte son nom.
Dans cet article, Yan Thomas propose un analyse d’une catégorie que l’on prend souvent pour acquise dans les études romanistes : le mot res. L’analyse de Thomas se développe depuis un point de vue procédural et, comme on le verra tout au long du texte, il s’agit justement d’une qualification faite à travers le droit en mouvement, c’est-à-dire, à travers le procès. Il faut avoir en tête deux idées : en premier lieu, le sacré, le religieux et le public sont, pour le droit romain, des catégories dont l’appui se trouve dans la procédure, et constituent ainsi « des expressions formelles d’une volonté de produire et d’organiser les catégories dans lesquelles et par le moyen desquelles s’administrent les choses » (p. 1440) ; en deuxième, que le droit romain a deux manières de rendre les choses appropriables et aptes au marchandage, soit par interdit, soit en les faisant entrer pour la première fois dans la propriété de quelqu’un (p. 1448).
Il propose alors d’analyser les procédures juridiques par lesquelles les choses — res — sont « qualifiées et évaluées comme biens » (p. 1431). En effet, depuis le troisième siècle de notre ère les choses sont très souvent considérées « sous le rapport presque exclusif d’une valeur patrimoniale et réalisable ». Cependant, à différence de la jurisprudence, les textes didactiques comme les Institutes de Gaius n’utilisent cette qualification qu’exceptionnellement, et la formule res in commercio n’existe pas (p. 1431). Le trait intéressant dans la conception romaniste se trouve dans la qualification des choses comme res dans la procédure (p. 1432).
Thomas signale un trait spécifique et souvent négligé du droit romain : il définit d’abord tout ce que n’est pas res, c’est-à-dire, les choses indisponibles. Il s’agit des choses qui se trouvent dans les domaines du droit sacré et du droit public. Ce qui reste en dehors de ces domaines est alors qualifié de res et se trouve dans le droit privé. Pour cette raison, afin de comprendre la notion de res, il faut d’abord comprendre comment le droit enlève certaines choses de l’aire d’échanges commerciaux : il faut caractériser « les choses patrimoniales du point de vue de celles qui ne le sont pas » (p. 1432).
Le premier texte où se trouve mentionnée la classification des biens selon leur caractère patrimonial est les Institutes de Gaius. Gaius distingue entre les choses patrimoniales (in nostro patrimonio) et extrapatrimoniales (extra nostro patrimonium). Les choses peuvent être aussi classées en celles qui relèvent du droit divin et celles qui relèvent du droit humain. Si on articule les deux critères de classement de Gaius, il est facile à observer que les choses humani iuris peuvent être res in bonis (patrimoniales) ou res nullius in bonis, et qu’il est bien possible de trouver des res in nullius bonis et dans le droit humain et dans le droit divin. Par contre, cette articulation semble imparfaite car il n’est pas possible de trouver des res in bonis de droit divin (p. 1433). Ces observations sont confirmées dans D. II, 9 et 11 :
II, § 9 : Ce qui est de droit divin n’est dans les biens de personne (nullius in bonis) ; ce qui est de droit humain est le plus souvent dans les biens de quelqu’un (alicuiuis in bonis). § 11 : Les choses publiques semblen n’être dans les biens de personne (nullius in bonis) : elles sont censées appartenir à la totalité même des citoyens (ipsius universitatis). Les choses privées sont celles qui appartiennent à des individus (singolorum hominum).
L’analyse du caractère des res ne peut donc pas marcher qu’en enlevant le critère du droit divin et humain, car ce faisant, on peut regrouper les choses publiques aux choses sacrées. Au contraire, l’analyse n’est pas possible si on enlève le critère patrimoniale, car cela obligerait réunir les choses privées avec les publiques (p. 1434).
Les choses publiques et sacrées appartiennent les unes à la cité, les autres aux dieux. C’est là leur premier trait en commun. Elles sont sous une ‘titularité’ au delà des individus, ou comme le dit Thomas, elles sont affectées « à un sujet intemporel » (p. 1447). Les juristes d’époque impériale ne considéraient ces choses « que sous l’angle de leur inaliénabilié et de leur inappropriabilité ». Gaius et Marcianus, par exemple, qualifient les res publiques et sacrées comme nullius in bonis. Il est donc logique que le vol des choses sacrées et publiques soit qualifié de la même manière, comme du péculat, et que ce ne soit qu’à partir du IIIe siècle que le vol de chose sacrée est considéré sacrilegium (p. 1439).
En ce qui concerne les choses publiques le juriste Celsius fait une précision très intéressante : elles ne sont pas inaliénables en raison d’appartenir à la cité, « mais en ce qu’elles sont destinées à l’usage public ». Il y a donc une distinction parmi les biens du domaine public : c’est leur affectation qui définit leur statut de res extra patrimoniales. Elles sont, selon la formule romaine « res usibus publicis relictae » (p. 1436) et de ce fait accessibles à tous, et chaque membre du populus a un droit sur elles. Ainsi l’affirme D. 43, 8, 2, 2, quand on y lit que les choses « servent à l’usage des particuliers au titre de leur droit de citoyenneté ». Au contraire, les biens qui ne sont pas destinées à l’usage public peuvent être aliénées et même les juristes en font volontiers référence sous le terme pecunia (p. 1435).
Chose remarquable pour nous, ce que le dispositif construit autour des res publicae est étendu aux biens patrimoniaux du prince qui sont considérés, plus précisement, des biens à usage public. Si on estimait qu’il était un privilège que de tenir ces biens, cela n’empêchait de les maintenir dans la sphère de la res publica (p. 1436-1437).
Une autre caractéristique commune aux choses publiques et religieuses serait leur délimitation. Si les choses sacrées sont délimitées sur le terrain, les publiques le sont aussi : après la publicatio, des agrimensores se rendent sur place et marquent et déclarent les contours des choses. Particularité en plus des choses publiques, leur délimitation n’est seulement faite par cette délimitation ; elle est aussi marqué par le service auquel elles sont destinées : « La nature de leur usage était une condition nécessaire, mais pas suffisante, de leur statut », rappele Thomas, mettant en garde contre les romanistes néo-thomistes qui voient la nature des choses publiques comme « objective » et « inhérente », quand en réalité leur délimitation est déclaré « par celui qui a eu le droit » de la déclarer publique (p. 1441, voir D. 43, 11, 2, 21).
Enfin, dernière caractéristique analysée par Thomas, c’est l’identification entre res et affaire : autant dire que le droit romain ne s’occupe que des « choses auxquelles il avait affaire », comme le signale le sens primitif du mot res (p. 1454). La res romaine est conçue comme affaire. Les choses ne sont délimitées que dans le procès et elles délimitent, à leur tour, le procès. Bien que le droit romain ait construit son système à partir des choses et non de personnes, il faut nuancer cette affirmation, dont on a hérité de la pandectiste allemande. Cette dernière tradition fait le lien directe entre Sache — chose –, Gegenstand — objet — et Vermögen — fortune. Loin de là, dit Thomas : « Les choses y [dans la pandectiste] appréhendées comme entités du monde extérieur devenues objets d’un droit subjectif » tandis que le mot latin res traduit le mot grec pour affaire, ta pragmata (p. 1449). Voici donc l’identité entre res et affaire : res comporte « qualification et évaluation de la chose litigieuse » car res comporte « qualification et évaluation de la chose litigieuse » (p. 1449), en soulignant que la res est et l’enjeu du procès civil et le procès lui même, qui comporte l’estimation pécuniaire de la chose (p. 1451).
Pour savoir plus
Le nombre de sources et textes secondaires cités tout au long de l’article par Y. Thomas est extraordinaire. En plus des sources classiques — le Digeste, les Institutes de Gaius, Cicéron et autres juristes –, je signale ceux qui suivent :
- ALBANESE, Bernardo, La successione hereditaria in diritto romano, Palerme, Annali del seminario giuridico della Università di Palermo, 1949
- BETTI, Emilio, La struttura dell’obbligazione romana e il problema della sua genesi, Milan, Giuffrè, 1955
- CATALANO, Pierangelo, « La divisione del potere a Roma », Studi Grosso, 6, Turin, Giuffrè, 1974
- CRAWFORD, Michal, « Aut sacrom aut poublicom », in P. BIRKS, (éd.), New Perspectives in the Roman Law of Property, Oxford, Clarendon Press, 1989, pp. 93-98
- GIOVANNINI, Adalberto, « Les pouvoirs d’Auguste de 27 à 23 avant J.-C. Une relecture de l’ordonnance de Kymè de l’an 27 », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, 124, 1999, pp. 95-106
- GIRARD, Paul Frédéric, Textes de droit romain, Paris, Rousseau, 1923
- LO CASCIO, Elio, « Patrimonium, ratio privata, res privata « , Annali del istituto italiano per gli studi storici, III, Rome, 1975, pp. 55-121
- LO CASCIO, Elio, Il Princeps e il suo impero. Studi di storia amministrativa e finanziara romana, Bari, Edipublia, 2000
- MAGDELAIN, André, La loi à Rome. Histoire d’un concept, Paris, Les Belles Lettres, 1978
- MAGDELAIN, André, « L’auguraculum de l’Arx à Rome », REL, 47, 1969-70, pp. 253-269
- MAGDELAIN, André, Ius, Imperium, Auctoritas, Rome, École française de Rome, 1990, pp. 193-207
- MALCOVATI, Henrica, Oratorum Romanorum Fragmenta, 2, 1954
- MOATTI, Claude, Archives et partage de la terre dans le monde romain. IIe siècle avant-Ier siècle après J.-C., Rome, École française de Rome 1993
- MOREAU, Philippe, Clodiana religio, Paris, Les Belles Lettres, 1982
- NICOLET, Claude, « Il pensiero economico dei Romani », in L. FIRPO (éd.), Storia delle idee politiche e sociali, I, L’Antichità classica, Turin, lIguori, 1982, pp. 877-960
- ORESTANO, Claude, Il problema delle persone giuridiche in diritto romano, I, Turin, Giappichelli, 1968
- ROBBE, Ubaldo, La differenza sostanziale fra « res nullius » e « res nullius in bonis » e la distinzione delle « res » pseudo-marcianee, Milan, Giuffrè, 1979
- SCHEID, John, « Le délit religieux dans la Rome tardo-républicaine », in Le délit religieux dans la cité antique, Rome, École française de Rome, 1981
- SCHEID, John, « Le prêtre et le magistrat. Réflexions sur les sacerdoces et le droit public à la fin de la République », in C. Nicolet (éd.), Des ordres à Rome, Paris, Publications de la Sorbonne, 1984, pp. 243-280
- SCHEID, John, Religion et piété à Rome, Paris, La Découverte, 1985
- SCHERILLO, Gaetano, Lesioni di diritto romano. Le Cose, I, Milan, Giuffrè, 1945
- THOMAS, Yan, « Corpus, ossa vel cineres. La chose religieuse et le commerce » in Il cadavere. Micrologus-VII, Sismel, Edizioni del Galluzzo, 1999
- VEYNE, Paul, Le pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, Paris, Le Seuil, 1976