Les choses et les personnes

Yan Thomas. « Res, chose, patrimoine. (Note sur le rapport sujet-objet en droit romain) ». Archives de philosophie du droit 25 (1980): 413‑426.

Je continue avec mes lectures de Yan Thomas, après une pause obligée car je dois présenter bientôt un chapitre de ma thèse. Yan Thomas traite ici sur le concept de res en droit romain. Le résultat est une petite histoire de cette notion et de son passage de la référence aux choses matérielles à l’ensemble patrimoniale.

D’après Thomas, les romanistes de l’école allemande se sont régis par la distinction entre « le domaine subjectif de l’action » et « le domaine objectif des choses ». Ce qui permet à Max Kaser (Das römische Privatrecht, I, Munich, 1971, p. 36) de proposer que le concept res s’entende de trois manières (p. 414) :

  • Sache : les choses corporelles, singulières, délimitées, avec une existence juridique propre
  • Gegenstand ou Rechtsobjekt : tout ce qui peut être l’objet d’un droit privé ou d’un procès civil
  • Vermögen : le patrimoine dans son ensemble

Thomas voit dans l’analyse de Kasser une ébauche de l’évolution du droit subjectif depuis le point de vue du sujet : la chose-en-soi (Sache), la chose-pour-le-sujet (Gegenstand) et la chose incorporée au sujet (Vermögen). Or, pour Thomas, il est nécessaire d’essayer de penser un système sans le sujet (p. 414).

Res et chose

Thomas remonte à « la notion la plus ancienne » afin de montrer qu’en droit romain, le rapport entre chose et sujet n’est pas nécessaire (p. 415). Les textes juridiques les plus anciens associent res à causa et à lis (p. 415). C’est-à-dire, à l’idée de litige ou d’un contentieux (p. 416) et non à la chose matérielle. La différence entre res et causa réside, selon Thomas, dans une « mise en forme verbale de l’affaire » à l’aide des définitions de la rhétorique et du droit (p. 416).

Dictionarium, seu latinae linguae thesaurus... (a Roberto Stephano) Editio secunda

« Corporales res ſunt, quæ verè tangi poſſunt, vt homo veſtis: incorporales ſunt, quæ tangi non poſſunt, qualia ſunt iſta quæ in iure conſiſtunt, ſicut hæreditas » Robert Estienne (1503?, 1559), Dictionarium, seu latinae linguae thesaurus…, ex officina R. Stephani (Parisiis), 1543. Source : BnF Gallica

Donc, la matérialité de la res n’a pas la même importance que nous le donnons (le Sache de l’école romaniste allemande) ; il s’agit de son caractère de se poser comme objet de droit (Gegenstand). Or, tout peut être débattu et dès lors le monde des res apparaît illimité (p. 417). Pour Thomas, le concept de res a un caractère performatif dans le sens qu’il donne lieu à une action du moment qu’il est mentionné ; la rhétorique et le langage juridiques le mettent en place. Pour cette raison, Thomas affirme que la res donne lieu « à l’usage de mots, de concepts, d’espèces, de causes » (p. 417).

Or, cela ne signifie pas que la chose corporelle n’ait pas aucune importance ; tout au contraire, « tout intérêt juridique, à Rome comme ailleurs, se traduit matériellement » (p. 418). La différence est la perspective procédurale qui permet d’envisager la chose corporelle dans ses rapports juridiques et non par opposition au sujet (p. 418).

Peu à peu, on constate un « glissement » du terme res vers l’objet en lui-même, en passant d’abord par l’intérêt juridique. Ainsi, dans la procédure par formules du droit classique, le juge devait estimer le montant du litige, en tenant en compte la perte ou le dommage de la res à l’origine du litige. Cette estimation opère un premier glissement vers l’intérêt économique de l’affaire et confond affaire et intérêt. Dans la condemnatio du juge res se réfèrera autant à la valeur estimée comme au manque à gagner par la rétention illégitime de l’objet (p. 418).

Res et patrimoine

En droit archaïque, la distinction entre personne et chose n’est pas nette : le vocabulaire juridique des biens exprime le statut des personnes. Pour désigner le patrimoine, on utilise soit l’expression familia pecuniaque, soit le mot patrimonium qui désigne le statut du père (p. 419). Le glissement vers le mot res, dans le sens du patrimoine, est plus tardif et se fait avec le composé res familiaris afin de désigner « un procès (res) ayant pour objet les biens (familia) d’un paterfamilias » (p. 420). Cela est évident dans le terme familia qui « est à la fois sujet, par les choses et les droits qu’elle détient en la personne de son représentant, et objet parce qu’elle est précisément tout ce sur quoi le pater exerce sa direction. » (p. 421).

La familia comprend en même temps les gens et les biens d’une maison. Ainsi, le glissement qui rapproche les termes res et patrimoine s’opère dans les successions, car la familia prend alors le sens de « patrimoine » qui se transmet et qui s’aliène ; mais elle ne désigne que les biens immobiliers, par opposition à l’ensemble des biens mobiliers (pecunia) appelés familia pecuniaque (p. 421). Res finis alors pour désigner l’ensemble des biens qui entrent dans un procès d’échange et surtout les biens pris dans leur aspect comptable (p. 422).

Les termes pecunia et bona sont passés par un procès similaire. Dans le cas de pecunia, il désignait tous les biens qui ne rentraient pas dans le classement des familia, c’est-à-dire les biens mobiliers « dans leur équivalence monétaire » (p. 423). Dans le cas de bona les « biens acquis par le commerce » (p. 424). Le terme bona a aussi la particularité d’exprimer un jugement moral qui, d’après Thomas, « est marqué par l’empreinte d’un hédonisme triomphant dans les classes possédantes de la République tardive ». La désignation bona fait appel à la bienfaisance et à la prospérité assurées aux possesseurs. Les bona avaient aussi des désignations particulières qui précisait leur origine : bona patria, bona paterna et, par là, la notion de patrimoine.

Au tournant du III siècle av. J.-C., les termes res, pecunia, bona développent un langage qui permet de détacher les choses de leurs concepts. On n’aura, désormais, des objets sans liens à aucun statut particulier et la valeur monétaire sera prise en compte. Cependant, cette objectivation du langage juridique n’a pas donné origine à une séparation nette ni à une dogmatique juridique. Thomas affirme que les juristes continuent à utiliser l’ancien langage qui fait référence au rapport entre chose et personne. Mais cela n’empêche que nous regardions plus attentivement le droit romain, afin de mieux comprendre, comme l’affirme Gaius, que le droit se réalise et s’inscrit dans et sur les choses (p. 425).