La richesse du peuple élu

Giacomo Todeschini. « Trésor admis et trésor interdit dans le discours économique des théologiens (XIe-XIIIe siècles) ». In Le trésor au Moyen Âge. Discours, pratiques et objets, 33‑50. Micrologus’ Library 32. Florence: Sismel, Edizioni del Galluzzo, 2010.

Jérusalem Céleste, selon P. Cosma Rosello, Venise : A. Paduan, 1579. Source: BiU Santé

À la suite de leur première collection d’essaies, dont nous avons parlé ici, Burkart, Cordez, Mariaux et Potin ont publié une deuxième collection, beaucoup plus importante et détaillée. Celle-ci couvre d’autres aspects que, dans la première collection, avaient été laissés de côté ou qui n’avaient pas été suffisamment approfondis. C’est le cas de cet essai par Giacomo Todeschini.

Todeschini est un spécialiste en histoire économique des ordres religieux et de l’Église. En 2004, il avait publié Richezza Francescana. Dalla povertà volontaria alla società di mercato (Bologne, Il Mulino, 216 pp.) qui est une étude d’histoire économique autour des franciscains. Son approche ici nous permet de voir les liens entre l’économie, la religion et certains aspects de l’histoire médiévale, tel l’antisémitisme, qui provient non seulement à partir d’un métier propre aux juifs, mais aussi dans un discours qui reliait salut de l’âme et économie.

Tout commence entre le XIe et le XIIIe siècle, quand apparaît la tendance, dans les sources théologiques européennes, à métaphoriser le salut de l’âme et l’ordre de la societas Christiana en des termes économiques. Ainsi, la richesse est la marque de l’appartenance aux élus ou à défaut, de la condamnation. Cependant, il faut bien que cette richesse ne soit pas simplement accumulée, il faut qu’elle soit mise au service de la communauté (p. 33). On développe alors l’idée d’une « agrégation sociale fidèle entendue comme trésor productif » (p. 38), à partir de laquelle, non seulement les trésors d’Église sont considérés comme des unités indissolubles et inaliénables, mais la chrétienté tout entière (p. 38).

Ambroise de Milan utilise l’image de l’eau qui coule, qui aide à la production agricole, et de l’eau étanche, qui est fétide. Augustin de Hippone, aussi, s’en sert des métaphores économiques et lui, il parle du peuple de Dieu comme d’une « monnaie vivante ». Plus tard, les disciples de Jérôme utiliseront le terme « monnaies précieuses » (nummorum acervus) pour faire référence aux chrétiens et, en conséquence, aux fidèles (p. 33-34). Enfin, deux textes capitaux de la réforme grégorienne offrent des images pour décrire la société chrétienne : les épitres de Pierre Damien et l’Adversus simoniacos d’Humbert de Silvacandida. Dans ces textes, on trouve l’image d’une société apostolique qui est, elle-même, un trésor qu’il ne faut pas disperser, opposée à une thésaurisation inutile, qui est le propre des clergés et des laïques simoniaques (p. 36).

Les métaphores économiques offrent, donc, deux possibilités aux fidèles : soit participer à une économie du salut, dans laquelle le mouvement de richesses fait partie du patrimoine des fidèles et apparaît comme le chemin du salut ; soit comme les possesseurs d’un trésor inutile et dévalue. Dans ce dernier cas, on utilisait la figure des monnaies sans character c’est-à-dire, des monnaies sans la marque de la frappe (p. 35). C’est, en fait, un autre aspect de l’économie des grâces dont on avait parlé avec B. Roux. Thomas d’Aquin parle, par exemple, d’un ensemble du thesaurus ecclesiarum, qui donne lieu aux facultates ecclesiarum, dont le pouvoir de distribuer des sommes des grâces, ce « capital immatériel organisé par le sacrifice du Christ et par les mérites des saints » (p. 39).

S. Ambrosius

Une des Épitres de Saint Ambroise, 1201-1220, Manuscrit de la BnF. Latin, 1755. Source : BnF

Le résultat c’est la création d’« une image capable de concrétiser l’identification entre le sujet collectif “peuple chrétien” (populus ou societas christianorum) et la réalité institutionnelle ecclésiastique ou ecclésiale issue de la réforme grégorienne ». Mais aussi, l’identification du peuple chrétien avec le trésor lui-même, ce qui généralise l’exclusion vis-à-vis de ceux qui ne se convertissent pas.

Bibliographie

  • AMBROISE DE MILAN, De Helia, De Nabuthae, De tobia, éd. G. Banterle dans Opere, vol. VI, Milan, Rome, 1985
  • AUGUSTINUS, Sermo IX 9, éd. C. Lambot, Turnhout, 1961, CCSL, 41, 125-126
  • BOGAERT, R.? « Changeurs t banquiers chez les Pères de l’Eglise », Ancient Society, 4, 1973, p. 239-270
  • CAPITANI, O., Tradizione ed interpretazione: dialettiche ecclesiologiche del sec. XI, Rome, 1990 (sur la réforme grégorienne)
  • DAMIEN, Pierre, Die Briefe des Petrus Damiani, K. Reindel (éd.), Munich, 1989
  • POQUE, S., Le langage symbolique dans la prédication d’Augustin d’Hippone, Paris, 1984
  • SILVACANDIDA, Humbert de, Adversus simoniacos, F. Thaner (éd.), Hannover, 1891, MGH, Libelli de lite imperatorum et pontificum, I, 95-25

Convertir les objets

Yann Potin. « Le roi trésorier. Identité, légitimité et fonction des trésors du roi (France, XIIIe-XIVe siècle) ». In Le trésor au Moyen Âge. Questions et perspectives de recherche. Der Schatz im Mittelalter. Fragestellungen und Forschungsperspektiven, 89‑117. L’Atelier de Thesis 1. Neufchâtel: Institut d’Histoire de l’art et de Muséologie, 2005.

L’article final de cette petite collection d’essais autour du trésor est de Yann Potin, archiviste et chartiste. Cet article est très riche en réflexions et références, même si parfois un peu répétitif dans le style.

Les origines du trésor se trouvent, peut-être, dans l’Antiquité classique, dans le modèle de la Cité et du Temple repris, reformulé et conditionné par le christianisme, de telle sorte qu’il est commun, peut-être trop facilement, d’analyser son histoire à travers « la sécularisation des biens et des valeurs » (p. 95).

[Peinture murale de la Sainte-Chapelle où sont représentés un roi et une reine agenouillés au pied d'un Christ en croix] : [dessin]

Peinture murale de la Sainte-Chapelle où sont représentés un roi et une reine agenouillés au pied d’un Christ en croix. Dessin. Source: Gallica

Potin signale que l’historiographie spécialisée distingue entre le trésor du Haut et du Bas Moyen Âge. Pendant le Haut Moyen Âge, le trésor est généralement associé aux chroniques chevaleresques, aux butins de guerre et au pillage. Il semble que le trésor soit réduit à une figure de style, rhétorique ou littéraire. Depuis l’époque carolingienne, le trésor, comme l’art, subit une « conversion ». Avec ce terme, Potin signale le procès de soumission à la religion des objets thésaurisés. La conversion des objets « scelle […] l’alliance et la soumission du pouvoir royal à l’institution ecclésiale ».

C’est le moment du développent des interprétations sur la valeur spirituelle des choses, des correspondances entre matières précieuses et vertus chrétiennes. Les « lapidaires » expliquent les relations entre pierres précieuses et les souverains. Le traité de Marbode, écrit au XIIe siècle, est le plus connu et dans le bestiaire connu sous le titre Physiologus, sont aussi évoquées des correspondances entre pierres précieuses et la monarchie. La description idéale de la royauté par le Prêtre Jean est une allégorie qui met en place les correspondances entre pierres précieuses et monarchie (p. 103).

Le Tresor royal futur : c'est ainsi qu'a sa cour, Louis verra sans peine de la main de Necker ce brillant phenomène car on ne vit jamais, pas meme en l'age d'or les trois corps reunis verser dans ce tresor... : gentes externae fortem pertendite nervum... : [estampe] / [non identifié]

Le Tresor royal futur : c’est ainsi qu’a sa cour, Louis verra sans peine de la main de Necker ce brillant phenomène car on ne vit jamais, pas meme en l’age d’or les trois corps reunis verser dans ce tresor, Estampe. Source: Gallica


À partir du XIIe siècle, les documents à propos des trésors se multiplient et se dispersent. Cependant, les études déjà classiques d’Henri Pirenne et de Georges Duby, ont montré combien le trésor est aussi, à cette époque, le produit de la fiscalité royale et d’une structure mentale suivant une « anthropologie politique » employant des signes et des symboles. Cette dispersion se voit aussi dans la compréhension du concept de trésor. Vers la fin du XIIIe siècle, le concept de trésor fait déjà part de différentes réalités du royaume : artistique, financier, littéraire, théologique… etc. (p. 100).

En plus de l’aspect historique, il faut analyser le niveau épistémologique de la notion de trésor. Potin affirme qu’elle est « recouverte » par de multiples notions différentes : il faut donc faire recours à d’autres notions telles que ‘collection’, ‘capital’, ‘fonds’, ‘réserve’, etc. Ces notions nous laissent observer que l’histoire du trésor a un aspect social qu’on peut pas négliger et qui a, selon Potin, quatre caractéristiques (p. 96) :

  1. Le trésor exprime certains valeurs considérés inestimables et précieuses grâce à sa dimension « rhétorique et imaginaire ».
  2. Le trésor signale le lieu où se trouvent les biens inestimables et précieux. Il est donc, « un référent topographique ».
  3. Le trésor est une « institution légitime » qui emploi du personnel spécialisé pour sa conservation à cause de l’espace physique et idéal qu’il occupe. Il est aussi à l’origine d’autres fonctions, notamment monétaires, fiscales, patrimoniales et politiques.
  4. Le trésor est un « agent économique ». C’est-à-dire qu’il est le point de rencontre d’un système d’échanges des biens.

Aujourd’hui, dans l’imaginaire collectif, le trésor français est identifié avec celui gardé à l’abbaye de Saint-Denis. Cela est dû à la quantité d’objets gardés (quatre-vingts pièces) dont les regalia et à une exposition organisée en 1991. Or, le trésor gardé à la Sainte-Chapelle de Paris est lui aussi lié à l’histoire de la monarchie française et il est, pour certains, encore plus important (p. 90).

Le trésor de la Sainte-Chapelle a été réuni à celui de Saint-Denis en 1791. Cette fusion était envisagée depuis 1787, suite à un arrêt du Conseil d’Etat supprimant les Saintes-Chapelles du royaume. Ainsi, lors de la nationalisation de 1789, les saintes chapelles n’avaient plus de statut juridique. À différence de l’abbaye de Saint-Denis et de Notre-Dame, la Sainte-Chapelle n’est pas une propriété ecclésiale : il s’agit d’une fondation royale donc privée. Dès le XIIe siècle, elle est placée sous juridiction de la Chambre des comptes. Louis XVI le considère toujours propriété de famille face aux nationalisations révolutionnaires (p. 92). Le trésor de celle à Paris été formé en premier lieu par l’acquisition des reliques de la Passion du Christ, achetées par Louis IX auprès de l’empereur de Constantinople en 1238 (p. 90).

En effet, Louis IX inaugure une nouvelle pratique vis-à-vis des trésors : il est le premier monarque à établir un trésor sacré au sein du pouvoir royal, tout en établissant une hiérarchie entre le sanctuaire de Saint-Denis et de la Sainte-Chapelle. Enfin, il établit un mode de transmission dont le profit ne bénéficie pas exclusivement au légataire que dans la mesure où le trésor est mis au service d’une collectivité, de la même manière qu’un fidéicommis. Ainsi, dans son testament rédigé en 1270, Louis IX ordonne que les reliques de la Passion formant le trésor royal reviennent à son successeur « ad honorem Dei et utilitatem regi » (p. 102).

[Peinture murale de la Sainte-Chapelle, sur laquelle sont peints trois personnages. L'un d'eux, à genoux, présente à un dignitaire ecclésiastique un diptique représentant Jésus-Christ et la Vierge. L'autre personnage assis porte un manteau bleu à pèlerine avec fourrure blanche] : [dessin]

Peinture murale de la Sainte-Chapelle, sur laquelle sont peints trois personnages. L’un d’eux, à genoux, présente à un dignitaire ecclésiastique un diptique représentant Jésus-Christ et la Vierge. L’autre personnage assis porte un manteau bleu à pèlerine avec fourrure blanche. Dessin. Source: Gallica

Potin identifie deux sortes de « thésaurisation » : une « externe » ou « par procuration », « qui vise une conversion des valeurs matérielles en offrandes et intercessions spirituelles » ; et une « interne », qui n’est pas tout à fait clairement expliquée. A propos de la thésaurisation interne, Potin donne une série d’exemples d’objets à usage religieux et à usage du roi, mais qui sont associés au mobilier ordinaire et au mobilier d’apparat.

La thésaurisation est, en tout cas, une ‘forme singulière’ d’accumulation, qui suppose l’échange entre le monde spirituel et le monde matériel. Dans ce sens il s’insère bien dans le modèle proposé par K. Pomian dans ses études sur le collectionnisme. Sa singularité vient du fait que la thésaurisation suppose l’échange entre le monde spirituel et le monde matériel. Or, le fait que ce soit un échange entre les deux mondes brouille l’appartenance des biens : la propriété et les usages du trésor apparaissent dès lors difficiles à déterminer ou à définir (p. 95). Ce que nous voulons signaler avec Potin est le fait que dans la documentation comptable à partir du XIVe siècle — très complète pour les années 1380-1424 –, ces ensembles de biens sont isolés sous la dénomination « joyaux et vaisselle du roi », surtout à partir de la fondation de la Sainte-Chapelle. C’est cette singularisation au milieu de l’univers patrimonial qui défine sa particularité (p. 92).

La place du trésor est celle du reflet de la personne et de la puissance royale. La possession des reliques de la Passion permet au roi de monopoliser la thésaurisation séculière. Condamnée par les clercs, seul le roi peut justifier d’une thésaurisation et de s’entourer des pierres et matières précieuses afin de donner une image réelle à sa puissance (p. 102). Le trésor est « une projection du corps du roi sur le monde matériel ». Le trésor est en même temps attribut de la personne et de la puissance royale : « Il forme une assise de la majesté princière, en réalisant un prolongement et une projection du corps du roi sur le monde matériel » (p. 94). Potin affirme que le privilège royal sur les matières précieuses et les inventions des trésors auraient leur origine dans le modèle princier exposé dans la lettre du Prêtre Jean, qui circulait depuis le XIIIe siècle. À partir de cette époque, la construction des modèles de contrôle fiscal cherche à reproduire les privilèges que le roi avait sur les reliques et, en particulier, sur celles de la Passion (p. 104-105).

L’ensemble thésaurisé n’est pas fixe, une grande circulation a lieu dans son sein. Le trésor du roi est aussi une réserve de métal et d’objets précieux à offrir. La distinction entre domaine de la Couronne et domaine du roi s’est établie au cours du XIVe siècle. Cette distinction a pour fonction de distinguer entre biens inaliénables et aliénables (p. 108). L’établissement du domaine de la Couronne laisse la possibilité d’un domaine du prince. Mais, comme Potin l’observe, le fait que dans ce dernier n’existe pas une construction normative précise, fait penser que ces biens y sont placés temporairement ou par défaut. Le domaine de la Couronne tend à absorber celui du prince. Cela est évident lors des successions princières (p. 109). Le trésor dont les différents rois profitaient l’existence, est devenu un patrimoine dynastique, jusqu’à ce qu’en 1532, François Ier fait distinguer une part inaliénable (p. 92-93).

Il y a, aussi, le problème de l’inaliénabilité. La notion d’inaliénabilité s’est formée « en négatif » au cours du XIVe siècle, c’est-à-dire, à partir de révocations de dons. Ces dons — et révocations — concernaient des biens du domaine de la Couronne, mais aussi du domaine du prince. Cela s’explique par le fait que la Chambre des comptes réussit à imposer le principe de rétroactivité domaniale et d’intégration à la Couronne. Potin souligne, d’un côté, que les révocations ne sont pas nombreuses, et de l’autre, qu’elles obéissent à des besoins ponctuels : seules sont révoquées les donations « mauvaises », liées à l’opportunité politique ou au moment économique (p. 110).

Arrêt du conseil d'Etat qui adapte aux reconnaissances délivrées au trésor royal et qui n'ont point été échangées avec des billets de l'emprunt ordonné par arrêt du conseil du 4 oct. 1783, les billets restant à délivrer au trésor royal, du nombre de 60 000, composant ledit emprunt

Arrêt du conseil d’Etat qui adapte aux reconnaissances délivrées au trésor royal et qui n’ont point été échangées avec des billets de l’emprunt ordonné par arrêt du conseil du 4 oct. 1783, les billets restant à délivrer au trésor royal, du nombre de 60 000, composant ledit emprunt Source: Gallica

Les études sur les trésors royaux ont donné lieu à deux sortes de travaux : un premier type de travaux sur l’histoire des arts précieux et un deuxième sur l’histoire financière de l’État. À la fin du XIXe siècle, plusieurs éditions d’inventaires ont été publiées, afin de mettre en place un corpus documentaire sur les objets conservés dans des musées. Cette littérature emploie une méthode comparative entre description archéologique et analyse du vocabulaire des rédacteurs des inventaires.

Le deuxième type de travaux s’est développé à partir des années 1870. Ces travaux se sont concentrés en une histoire institutionnelle et financière de l’État. Les historiens se sont alors concentrés en l’édition de « la constitution, la fonction et le contrôle des dépôts ». Les études sur les joyaux et les trésors d’églises restent, cependant, assez incomplètes, ainsi que celles sur le statut juridique du mobilier royal en France, à cause de l’incendie des archives de la Chambre des comptes en 1737.

Enterrement de très haut, très puissant et magnifique seigneur Clergé : décédé en la salle de l'Assemblée nationale, le jour des morts 1789. Son corps sera porté au trésor royal, en caisse nationale, par MM. de Mirabeau, Chapelier Thourt [i.e. Thouret] et Alexandre de Lameth. Il passera devant la Bourse et la Caisse d'escompte qui lui jetteront de l'eau bénite, M.M. l'Abbé Syes [sic] et Maury, suivront le deuil en grandes pleureuses... : [estampe] / [non identifié]

Enterrement de très haut, très puissant et magnifique seigneur Clergé : décédé en la salle de l’Assemblée nationale, le jour des morts 1789. Son corps sera porté au trésor royal, en caisse nationale, par MM. de Mirabeau, Chapelier Thourt [i.e. Thouret] et Alexandre de Lameth. Il passera devant la Bourse et la Caisse d’escompte qui lui jetteront de l’eau bénite, M.M. l’Abbé Syes [sic] et Maury, suivront le deuil en grandes pleureuses… : [estampe] / [non identifié] Source: Gallica

Bibliographie

  • BARBIER, Josiane, « Du patrimoine fiscal au patrimoine ecclésiastique. Les largesses royales aux églises au Nord de la Loire (milieu du VIIIe – fin du Xe siècle) », Mélanges de l’Ecole française de Rome. Moyen Âge, 111, 1999, 577-605
  • BOUGARD, François, « Trésors et mobilia italiens du haut Moyen Âge », in Les Trésors de sanctuaires, de l’Antiquité à l’époque romane, éd. J.-P. Caillet, Paris, 1996, 161-197
  • CARMODY, Francis James, « Physiologus latinus. Version Y », University of California Publications in Classical Phylology, 12, 7, 1941, 95-134
  • FAVIER, Jean, Finance et fiscalité au Bas Moyen Âge,  Paris, SEDES, 1971
  • GABORIT-CHOPIN, Danielle, « Les collections d’orfèvrerie des princes français au milieu du XIVe siècle d’après les comptes et inventaires », in Hommage à Hubert Landais. Art, objets d’art, collections. Études sur l’art du Moyen Âge et de la Renaissance sur l’histoire du goût et des collections, Paris, Blanchard, 1987, 46-52
  • GABORIT-CHOPIN, Danielle (éd.), Le trésor de Saint-Denis, catalogue d’exposition, Paris, Musée du Louvre, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1991
  • GUENEE, Bernard, « Le voeu de Charles VI. Essai sur la dévotion des rois de France aux XIIIe et XIVe siècles », Journal des Savants, 1996, 255-280
  • HARDT, Matthias « Royal treasures and representation in the Early middle ages », in Strategies of Distinction. The Construction of Ethnic Communities, 300-800, éd. W. Pohl & H. Reimitz, Leyde, Brill, 1998, 255-280
  • HENWOOD, Philippe, « Administration et vie des collections d’orfèvrerie royale sous le règne de Charles VI (1380-1422) », Bibliothèque de l’Ecole des chartes, 138 (1980), 179-215
  • HENWOOD, Les collections du trésor royal sous le règne de Charles VI (1380-1422). L’inventaire de 1400, Paris, Editions du CTHS, 2004
  • LABARTE, Jules, Inventaire du mobilier de Charles V, roi de France, 2 vols., Paris, Imprimerie nationale, 1879
  • MARBODE, Poème des pierres précieuses, P. Monat (tr.), Grenoble, Jérôme Millon, 1996
  • MONTESQUIOU-FEZENSAC, Blaise de et Danielle GABORIT-CHOPIN, Le trésor de Saint-Denis. Inventaire de 1634, 3 vols., Paris, Picard, 1973-1977
  • STAFFORD, Pauline, « Queens and Treasure in the Early Middle Ages », in Trasure in the Medieval West, éd. E.M. Tyler, York, York Medieval Press, 2000, 61-82
  • TEULET, Alexandre (éd.), Layettes du Trésor des Chartes, Paris, Imprimerie impériale, 1863
  • TOUT, Thomas Frederick, Chapters in the Administrative History of Mediaeval England: the Wardrobe, the Chamber and the Small Seals, 6 vols. Manchester, Manchester University Press, 1920-1933
  • VIDIER, Alexandre, « Le trésor de la Sainte-Chapelle : inventaires et documents « , Mémoires de la Société d’Histoire de Paris et de l’Île-de-France, 34, 1907-1909

L’économie de la grâce

Philippe Cordez, « Les usages du trésor des grâces. L’économie idéelle et matérielle des indulgences au Moyen Âge ». In Le trésor au Moyen Âge. Questions et perspectives de recherche. Der Schatz im Mittelalter. Fragestellungen und Forschungsperspektiven, 55‑88. L’Atelier de Thesis 1. Neufchâtel: Institut d’Histoire de l’art et de Muséologie, 2005.

Philippe Cordez, spécialiste en histoire de l’art médiévale, a écrit cet article sur les trésors en trois parties, une introduction et une conclusion. Ph. Cordez commence son exposé avec une question de base : « Qu’est-ce qu’un trésor ? » Il répond qu’un trésor « désigne d’ordinaire par là un ou plusieurs objets jugés précieux (p. 55) ». Cependant, Cordez essaie d’attirer l’attention sur la toute première signification de la notion, car, tout au long de son histoire, elle a certainement reçu d’autres influences, des interférences et des altérations. Ainsi, pour étudier la notion primitive il faudra se référer aux pratiques qui l’entourent, aux premières représentations (p. 55).

Premier folio de l'Inventaire du trésor de la Sainte-Chapelle, 1480. Source : BnF, Dép. des ms., Latin 9941.

Premier folio de l’Inventaire du trésor de la Sainte-Chapelle, 1480. Source : BnF, Dép. des ms., Latin 9941.

Nous pourrions rapprocher à l’analyse de Cordez celui de Pomian, selon laquelle les collections sont des sacrifices, aux analyses de M. Mauss et N. Paul, à propos du don, le premier, et des indulgences, le deuxième. Les échanges économiques sous-jacents apparaissent ainsi, explicites. Les trésors sont généralement constitués par des biens aux régimes spécifiques : des objets sacrés inaliénables, des biens matériels dans le circuit d’échanges et des biens immatériels qui peuvent être échangés ou non (p. 74). Cordez propose une analyse des objets constituant le trésor :

Les objets inaliénables sont ceux reçus par les divinités. Ils sont, en conséquence, des « objets fondateurs ». Cela veut dire que ces objets sont capables de mettre en contact le croyant et la divinité et, dans le cas des reliques, de véhiculer des indulgences. Ces objets sont aujourd’hui considérés le trésor et sont étudiés par les historiens de l’art. Dans une acception plus ample, les bâtiments et les terres sont aussi considérés comme parties du trésor.

La deuxième catégorie est constituée par les objets qui entrent dans un circuit d’échanges. Selon Mauss, le don consiste non seulement en l’action de donner. La pratique du don consiste aussi en accepter et rendre. Mais au-delà des rapports établis par l’étude de Mauss, cette action est prise dans le monde chrétien comme un modèle de vie en société.

Selon Mauss, le don consiste non seulement en l’action de donner. La pratique du don consiste aussi en accepter et rendre. Mais au-delà des rapports établis par l’étude de Mauss, cette action est prise dans le monde chrétien comme un modèle de vie en société. L’aumône constitue l’exemple de vie chrétienne, puisqu’il concerne aussi les pauvres, les morts, les saints et, principalement, Dieu.

Finalement, les objets immatériels, qui constituent précisément les trésors des grâces. La théorie des indulgences pourvoit la justification de l’économie ecclésiale des grâces.

On avait signalé ailleurs, avec B. Roux et P.A. Mariaux, les différents usages dont le mot « trésor » était l’objet. L’image des trésors spirituels est très ancienne, plus que celle des trésors des grâces. Déjà, Ambroise de Milan (339-397) le voit dans les richesses avec lesquelles il délivre des captifs ou qu’il distribue entre les pauvres (p. 58). La pratique des indulgences au sein de l’Église catholique en a établi un autre : celui des « trésors des grâces » qui articule « l’économie de la pénitence et du salut » (p. 56). C’est par l’étude de cet aspect que P. Cordez présente une réflexion sur le trésor d’église.

Dans la première partie, Cordez offre une analyse de la théorie à la base du trésor des grâces. Bien qu’on ne connaisse pas l’origine de cette image, la première fois qu’elle est apparue semble être dans la Somme de droit canonique d’Henri de Suse (vers 1194-1271) :

Comme le fils de Dieu a versé non seulement une goutte, mais tout son sang pour les pécheurs, et que de plus les martyrs ont répandu leur sang pour la Foi et l’Église, et furent punis au-delà de leurs péchés, il s’avère que ans cette effusion, tout péché a été puni ; et cette effusion de sang constitue un trésor reposant dans un écrin de l’Église, dont elle détient les clés. C’est pourquoi quand elle le veut, elle peut ouvrir cet écrin et accorder son trésor à qui elle voudra, accordant aux fidèles des rémissions et des indulgences. Et ainsi le péché ne reste pas impuni, car il a été puni en le fils de Dieu et ses saints martyrs, selon maître Hugo le cardinal (Hostiensis, Summa aurea, V, tit. de remissionibus, § 6, cité d’arès Paulus 2000, vol. 2, 152, n° 49).

Henri de Suse s’est probablement inspiré du travail du dominicain Hugues de Saint-Cher, pour formuler sa théorie du trésor des grâces. Les deux hommes enseignaient à Paris dans les années 1230 et c’est probablement là que Hugues a commencé à parler des indulgences (p. 57).

Portrait de Hugues de Saint-Cher, par Tommaso da Modena, vers 1352. Trévise, ex couvent de Saint Nicolas, salle du chapître. Source

L’indulgence peut être définie « comme la distribution des mérites des saints » (p. 66). La théorie des indulgences peut être formulée comme suit : par leurs souffrances, les saints ont acquis des mérites en quantité bien supérieure à ce qui était nécessaire pour effacer devant Dieu leurs propres fautes. Leur martyre, et surtout celui du Christ, a libéré un surplus de grâces qui n’est pas perdu et profitera à tout le monde, par l’intermédiaire de l’Église qui le conserve dans un coffre dont elle détient la clé et le redistribue à son gré aux pécheurs sous forme d’indulgences (p. 57). La théorie des indulgences a été ensuite développée par le dominicain Albert le Grand et par le franciscain Giovanni da Fidanza dit Bonaventure.

Philippe Cordez note que les indulgences acquièrent de l’importance en même temps que l’autorité impériale disparaît et que la confession auriculaire est établie. Ainsi, l’usage des indulgences s’est étendu de l’Irlande vers les endroits en Europe où l’autorité impériale avait disparu et, en conséquence, l’amnistie impériale n’était plus pratiquée (p. 60). À partir du XIe siècle, le système d’indulgences commence à se généraliser grâce, en partie, à la dématérialisation du concept. Les indulgences permettaient de moduler les pénitences tarifées imposées lors de la confession auriculaire annuelle, devenue cette dernière, obligatoire à partir du Concile de Latran IV (1215) et de l’établissement du dogme du Purgatoire (p. 61). Elle a aussi permis de généraliser le culte aux reliques : si les églises locales conservaient seulement les restes des fondateurs, à partir du XIe siècle les saints universels prennent une place importante (p. 66). L’ostentation de reliques attesterait, donc, l’enchérissement des reliques au sein des églises chrétiennes.

Le franciscain Bonaventure fait une comparaison entre le trésor royal et les indulgences dans son œuvre Commentaria in IV Libros sententiarum. Cette comparaison permet de rapprocher les biens matériels des biens spirituels, sans tomber dans le péché de simonie (p. 64). À partir de ce rapprochement, nous pouvons distinguer deux types de prestations demandées par les indulgences : le premier consiste en prestations spirituelles, telles qu’une visite à une église ou assister à une messe. Le deuxième exige le paiment de biens matériels, le plus souvent monétaires (p. 64).

Les objets matériels peuvent être attribués avec des indulgences en deux cas : soit qu’il était nécessaire d’encadrer un culte déjà existant, soit qu’on veuille attirer l’attention à un culte. Dans les deux cas peuvent se trouver des images et des reliques. À cause des problèmes d’espace, Cordez préfère se concentrer sur les deuxièmes (p. 64).

Lucas Cranach, L’Antichrist. Dans cette image on peut observer le pape en train de vendre des indulgences. Source

Les modes de vénération des reliques, acceptés et régulés par les épiscopats locaux, servent à déplacer les pouvoirs thaumaturgiques des saints vers l’autorité ecclésiale (p. 65). Le fait que les indulgences soient un moyen d’assurer le salut de l’âme les rapproche des reliques, puisque ces dernières servent au même but. Pour cette raison, elles sont aussi l’objet du contrôle du pouvoir ecclésial.

L’ostentation des reliques donnait lieu à la comptabilisation des indulgences en faveur des spectateurs. Ph. Cordez reprend cinq cas d’interrelation entre accumulation de reliques et d’indulgences, où des chapelles et des abbayes étaient favorisés avec des jours d’indulgences — des quadragenae par relique montrée — : l’abbaye prémontrée de Saint-Vincent de Wroclaw en 1400 ; la cathédrale de Magdebourg à la fin du XVe siècle (p. 67).

Le Vendeur d'indulgence : on fait argent de tout, d'auteur non indentifié. Paris, 1790. Source

Le Vendeur d’indulgence : on fait argent de tout, d’auteur non indentifié. Paris, 1790. Source

Bibliographie :

  • GODELIER, Maruice, L’idéel et le matériel. Pensée, économies, sociétés, Paris, Fayard, 1984
  • VINCENT, Nicholas, « Some ardoner’s Tales: The Earliest English Indulgences », Transactions of the Royal Historical Society, 12, 2002, p. 23-58

Finalement, les objets immatériels, qui constituent précisément les trésors des grâces. La théorie des indulgences pourvoit la justification de l’économie ecclésiale des grâces.