La négligence coupable

David, Jacques-Louis. Second Rapport sur la nécessité de la suppression de la Commission du Muséum, fait au nom des Comités d’instruction publique et des finances. [Paris]: Imprimerie nationale, 1794.

J’ai la sensation que ce blog commence à devenir « le blog de Jacques-Louis David »…
Le deuxième rapport de David sur la suppression de la Commission du Muséum (voir ici mon post sur le premier rapport), a trois parties qui peuvent très bien être différenciées. La première partie (p. 1 à 5), où David expose les raisons pour présenter un nouveau rapport sur un sujet dont il avait déjà fait un rapport. La deuxième partie (p. 5 à 8), où il expose les « négligence[s] coupable[s] » de la Commission du muséum, à l’égard des restaurations. Finalement, le projet de décret sur la suppression de la Commission (p. 9 à 11).

Dans la première partie, il semble que David adopte un ton beaucoup moins agressif que dans le Premier Rapport. Après une brève introduction, dans la rhétorique révolutionnaire habituelle, on comprend les motifs pour sa nouvelle comparution. Ils sont financiers. En effet, après avoir entendu son premier rapport, la Convention lui a demandé, à proposition du député Cambon, de faire le deuxième et de « se retirer au comité des finances ». Ce qui a changé le plus c’est le nombre de commissaires et leur salaire : de douze, on a passé à dix. La liste de membres est ainsi reduite (Art. XII) :

  • Section de peinture : Fragonard, Bonvoisin, Lesueur, Picault

    Jean-Honoré Fragonard, L'Inspiration, longtemps considéré un autoportrait. ca. 1769. Musée du Louvre. Source : Joconde

    Jean-Honoré Fragonard, L’Inspiration, longtemps considéré un autoportrait. ca. 1769. Musée du Louvre. Source : Joconde

  • Section de sculpture : Dardel, Dupasquier
  • Section d’architecture : David Leroi, Lannoi
  • Section d’antiquités : Wicar, Varon

Le salaire des commissaires est passé de trois mille livres à deux mille quatre cents. Le Conservatoire aurait 12 mille pour ses travaux (p. 4). En plus, le Conservatoire qui substituera la Commission, ne sera plus placé sous l’autorité du ministre de l’Instruction publique en ce qui concerne sa direction, mais sous celle « du corps législatif » (Art. VI). Peut-être que ce changement obéit, encore une fois, à l’idéologie révolutionnaire. Cela serait un symbole fort de l’appartenance au peuple et de rôle public du Musée.

En suite, David reprend son ancien esprit combatif et commence à énumérer les dégâts commis pour les anciens membres de la Commission du Muséum :

  • un tableau de Raphaël
  • l’Antiope, du Corrège : « Les glacis, les demi-teintes, … tout ce qui caractériſe particlièrement le Corrége [sic], … tout a diſparu ».
  • La Couseuse, par Le Guide, « n’a point été nettoyée, mais uſée ».
  • Le Moïses par le Poussin : « vous ne trouveres plus qu’une toile abymée de rouge & de noir ».
  • Le port de Messine, par Claude le Lorrain « n’offre plus qu’une couleur terne de brique », « ſon brillant ouvrage eſt dégradé à tel point, qu’il ne reſte que la gravure pour nous conſoler de ſa perte » (p. 5)
  • De Vernet : « les barbares ! ils l’ont déja [sic] cru aſſez ancien pour le gâter ».
Antonio Allegri dit Le Corrège, Venus, Satyre et Cupido, dit a tort le Sommeil d'Antiope ou Jupiter et Antiope, XVIe siècle, Paris, Musée du Louvre. Source : Joconde

Antonio Allegri dit Le Corrège, Venus, Satyre et Cupidon, dit a tort Le Sommeil d’Antiope ou Jupiter et Antiope, XVIe siècle, Paris, Musée du Louvre. Source : Joconde

À ces dégâts, il ajoute les attributions erronées et le mauvais choix pour placer des vases étrusques, des bustes et des dessins dans des lieux obscurs du musée ou dans des porte-feuilles fermés : « il ſemble qu’on leur ait reproché un miſérable aſyle au ſein du Muſéum » (p. 6).

Il finit son discours par un appel à veiller à établir « un ordre digne des choſes » dans le Muséum. Encore une fois, il rappelle la vocation publique des collections et le rôle qui devait avoir le peuple, d’après l’idéologie républicaine. A ce propos, il rappelle la célébration pour la victoire de Toulon :

C’eſt dans ce ſublime mouvement, que vous avez voulu décerner à quatorze armées à la fois & en un même jour, les honneurs d’un triomphe mérité, dont le peuple étoit en même temps l’ornement & l’objet (p. 7).

Au bruit d’une muſique guerrière

David, Jacques-Louis. Rapport en mémoire des victoires des Armées françaises et notamment à l’occasion de la prise de Toulon. [Paris]: Imprimerie nationale, 5 nivôse an II.

J’avais déjà mentionné les célébrations pour la prise de Toulon. Dans ce pamphlet, David en propose le programme. Seules les deux premières pages (une, en réalité, puisqu’il occupe la moitié de chacune) sont réservés à l’exposé du projet. L’exposé se réduit à réaffirmer l’importance de la victoire de Toulon, et à faire des vœux pour des futures victoires.
Incendie de plusieurs vaisseaux français lors de l'évacuation des Anglais à la fin du siège de Toulon, décembre 1793. Source : Royal Museums of Greenwich

Incendie de plusieurs vaisseaux français lors de l’évacuation des Anglais à la fin du siège de Toulon, décembre 1793. Source : Royal Museums of Greenwich

En suite, de la page 3 à la 8 se trouve le « Projet de Décret » pour organiser la parade. On avait déjà fait remarquer la place prééminente des soldats, au lieu des généraux. En effet, dans l’article III on peut lire : « Les ſoldats qui ont verſé leur ſang pour la République, auront une place diſtinguée dans cette fête ».

Nous avons aussi mentionné la présence de « filles habillées en blanc ». On trouve leur identité dans

Le jeune Napoléon lors de la prise de Toulon. Source : SEHRI

Le jeune Napoléon lors de la prise de Toulon. Source : SEHRI

l’article IV : « La Convention nationale invite les Corps adminiſtratifs & Officier municipaux à honorer les noces des filles qui choiſiront pour époux les défenſeurs de la République bleſſés dans les combats ». Il s’agissait donc, des fiancées des soldats, qui marchaient avec le cortège. (p. 3)

Le début de la célébration serait marqué par une salve d’artillerie, des pièces placées à l’extrême occidentale l’île de Paris (l’île de la Cité ?). Nous apprenons d’autres détails qui ne figuraient pas dans l’article de Dowd : par exemple, que les soldats blessés ont été conduits aux chars par les représentants des sections populaires de Paris, selon leur appartenance  ou l’ordre de la marche prévu par David (p. 4-5), ainsi qu’un hymne que devait être chanté.

L’ordre de la marche était le suivant :

  • Trompettes de cavalerie.
  • Détachement de cavalerie.
  • Détachement de sapeurs
  • 48 canons en deux files, « traînés & environnés par des détachements de canonniers de chaque Section ».
  • Un groupe de tambours
  • Un groupe de citoyens, avec les bannières des Sociétés populaires, des Comités, tribunaux, de la Commune de Paris, des communes voisines, du Conseil exécutif, etc.
  • Un groupe de tambours
  • Un groupe de « Vainqueurs de la Bastille »
  • Quatorze chars représentant les quatorze armées républicaines, séparés chacun par trois détachements de Section, en bataillon carré et drapeaux en tête. Chaque char environné de « jeunes filles vêtues en blanc, ornées des ceintures tricolores … elles porteront à la main une branche de laurier ».
    Ordre des chars :

    1. Armée du Haut-Rhin
    2. Armée du Bas-Rhin
    3. Armée de la Moselle
    4. Armée des Ardennes
    5. Armée du Nord
    6. Armée des côtes de Cherbourg
    7. Armée des côtes de Brest
    8. Armée de l’Ouest
    9. Armée des Pyrénées Occidentales
    10. Armée des Pyrénées Orientales
    11. Armée de Toulon
    12. Armée du Var
    13. Armée des Alpes
    14. Armée Révolutionnaire
  • La Convention Nationale, entourée d’un ruban tricolor tenu par des vétérans et des enfants.
  • Groupe « nombreux » de tambours et de musique.
  • Char de la Victoire. Ce char portait une statue de la Victoire, entourée de 14 soldats élus de chacun des chars, tenant une guirlande de laurier attachée à une bande tricolor, attachée à son tour à une des quatorze couronnes qui surmontaient le faisceau de la statue.
  • Détachement de Cavalerie avec trompettes.
Jacques-Louis David, Le Triomphe du peuple français. Musée du Louvre. Source :

Jacques-Louis David, Le Triomphe du peuple français. Musée du Louvre. Source : Joconde

Une fois arrivé au Champ de Mars, le cortège devait se rendre au « Temple de l’Humanité » (la chapelle des Invalides ?) et écouterai un discours du Président de la Convention Nationale, tandis q’on exécute « des airs belliqueux ».

En suite on chanterait un hymne et « Au bruit d’une muſique guerrière », les soldats ont été conduits à « un banquet civique et fraternel » (p. 6)

La brochure termine avec les paroles de l’hymne, probablement composée par David lui-même. J’ignore s’il devait être déclamé ou sur quel air ou mélodie devait être chanté (p. 6-8) :

Hymne.

Pour la fête célébrée à Paris, Décadi 10 Nivôse, l’an second de la République une et indivisible, à l’occasion de la reprise de Toulon.

Toulon, redevenu Français,
N’étend plus ses regards sur une onde captive ;
Son roc, purifié par de nouveaux succès,
Menace Albion fugitive.
Les feux qu’on allumés des ennemis pervers,
Dirigés contre eux-même, ont foudroyé leurs têtes,
Et leurs vaisseaux, tyrans des mers,
Sont poursuivis par les tempêtes.

Il sera par-tout abattu,
Le rival insolent d’un peuple magnanime ;
Le Français, aux combats, marche avec la vertu ;
Et l’Anglais marche avec le crime.
Le pouvoir éternel, qui siège au haut des cieux,
Du peuple souverain protège le génie.
Et les élémens furieux
S’arment contre la tyrannie.

Les esclaves cherchent les rois ;
Toulon vomit au loin ses habitans coupables :
D’autres mortels plus purs invoqueront nos lois,
Sur ces rivages mémorables.
Abandonnant des cours l’asyle corrupteur,
D’autres traverseront la liquide campagne,
Et viendront chercher le bonheur
Au port sacré de la Montagne.

Anglais, vos serviles vaisseaux,
Teints du sang qui coula sous les remparts de Gênes,
D’une cité française osant souiller les eaux,
Venoient nous apporter des chaînes.
Les notres, à Plimouth portant l’égalité,
Consoleront la Manche à des brigands soumise,
Et le jour de la liberté
Luira sur la sombre Tamise.

En vain vous prétendez encor[e]
Appesantir sur l’onde un trident tyrannique,
Roi, ministre, guerriers, vainqueurs avec de l’or,
Triomphans par la foi punique.
L’univers se soulève ; il remet en nos mains
Le soin de recouvrer le public héritage ;
Et les bras des nouveaux Romains
Renverseront l’autre Carthage.

Lève-toi, reprends tes lauriers ;
Ceins d’olive et de fleurs ta tête enorgueillie,
Fille de l’Océan, dont les flots nourriciers
Baignent la France et l’Italie.
Sur ton sein généreux porte nous les trésors
De l’onde Adriatique et des mers de Bysance ;
Appelle et conduis dans nos ports
Les doux tributs de l’abondance.

Peuple libre et triomphateur,
Français, votre destin fera le sort du monde :
C’est un soleil nouveau dont le feu bienfaiteur
Réjouit, anime et féconde.
Au fond de leurs palais, s’il consume les grands,
Guidés par ses rayons, les peuples qu’il éclaire,
Quittent les pas de leurs tyrans,
Devant cet astre tutélaire.

Pour finir, je veux souligner deux aspects de l’hymne. En première lieu, la référence à l’Antiquité. Tout au long du XVIIIᵉ siècle elle est devenu un vrai leitmotiv. La Révolution l’a repris. Très souvent on fait la comparaison avec cette âge révolue : en politique, on y voit l’époque la plus démocratique et la plus avancée par ses penseurs. Dans l’art, depuis Winckelmann, on y voit les productions artistiques les plus parfaites, auxquelles seulement les artistes de la Renaissance ont pu se rapprocher et en qualité, et en quantité.

En deuxième, la mention au « public héritage » (strophe 5), qui est en plus, liée à la référence à l’Antiquité. Les français vainqueurs sont comparés aux Romains, qui sellent la défait de Carthage. Et c’est bien à Rome, héritière de la Grèce, où on trouve les meilleurs productions artistiques. L’or avec lequel les « Roi, ministre, guerriers » veulent s’enfouir est une métaphore des richesses « récupérées » et rendues au peuple.

Une coopérative d’artistes

Commune des Arts qui ont le dessin pour base. Adresse, Mémoire et observations présentés à l’Assemblée Nationale. Paris: s.é., 1791, [2], 74 pp.

Martin Quentin de La Tour, Portrait de Jean-Baptiste Restout

Martin Quentin de La Tour, Portrait de Jean-Baptiste Restout. Source : Wikipédia

Ceci est un document fort intéressant dans ma thèse. C’est un pamphlet signé par le peintre J.B. Restout au nom de la Commune des arts. Cette Commune était une réunion d’artistes révolutionnaires, une sorte de coopérative. Il s’agit d’une de toutes premières organisations qui ont pris position face à la problématique du patrimoine artistique français, suite aux décrets de nationalisation des biens de l’Eglise. Elle deviendra très vite un instrument du peintre Jacques-Louis David et ses créatures, mais ses mémoires, projets et adresses, ainsi que son organisation interne, reste très intéressante. Elle même fut supprimée en 1793 ou plutôt rebaptisée comme « Société populaire et républicaine des arts ».

Le pamphlet se situe parmi la littérature très critique envers l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture. La rhétorique est très confuse, mais, comme d’habitude, on y trouve les lieux communs du moment : « la tyrannie », « les corporations monacales » et la « sagesse du peuple français ». En accord à cette ambiance, le pamphlet commence par une critique à l’Académie qui, aux yeux des auteurs, n’avait rien de plus nuisible pour le développement des arts (p. 4).

À partir de la page 8, Restout présente le programme politique de la Commune sous la forme d’une pétition :

  1. Le remplacement des académies royales par la Commune des arts, où il n’aura plus de distinction de rang.
  2. L’emplacement des collections de peinture et de sculpture « & tant de tréſors des arts inutilement enfouis » dans un lieu approprié « à l’étude & à l’admiration publique ».
  3. La substitution des récompenses des académies pour des exposition que seraient « une occaſion de manifeſter leur talens, & d’acquérir de l’honneur ». Ce principe serait mis en place par un programme de commandes ou d’achats par l’Etat des oeuvres exécutés par les artistes.
  4. L’ouverture d’une exposition annuelle tous les 14 juillet, pendant six semaines. En plus, tous les cinq ans aurait lieu une exposition solennelle, où seraient présentés les grands maîtres de chaque école historique, mêlés aux productions d’artistes vivants.
  5. L’annulation de toutes les dépenses de financement d’institutions, et les réserver à « ceux dont les talens n’offrent plus d’incertitude à l’eſpoir de la nation ».
  6. L’établissement de concours pour attribuer l’exécution de monuments publiques, jugés par l’opinion publique. Bien sûr, la Commune des arts serait consultée à ce propos.

D’après Restout et compagnie, la suppression de l’Académie permettrait au reste des peintres de mieux exercer leur droits naturels, car on mettrait ainsi des « bornes … qui aſſurent aux autres membres de la ſociété l’exercice des mêmes droits » (p. 17). Les seules restrictions seraient d’âge : 20 ans pour être admis, 25 pour voter et 30 pour être élus à un poste administratif (p. 18).

Bien sûr, la Commune des arts était révolutionnaire et par ses prises de position politiques, et par la critique à l’esthétique dominant jusques là, considérée corrompue et efféminée. Mais, fils de leur temps, les membres n’imaginaient pas la participation des femmes au sein de leur compagnie. Il vaut la peine de citer in extenso la partie que traite des femmes. Elle ferait heureux à plus d’un aujourd’hui. La Commune des arts propose ne pas encourager les femmes à poursuivre la carrière des arts :

Arrêtez vos regards, Meſſieurs, ſur cette moitié prétieuſe de l’humanité, ſur ce ſexe, pour qui la nature,

Louise Elisabeth Vigée Le Brun, Autoportrait, Kimbell Art Museum. Source : Wikipédia

Louise Elisabeth Vigée Le Brun, Autoportrait, Kimbell Art Museum. Source : Wikipédia

prodigue de ſes dons, n’en a point excepté l’apritude aux talens, vous jugerez peut-être, Meſſieurs, qu’elle lui preſcrit des devoirs plus heureux pour l’ordre ſocial, & dont il doit plus s’en orgueillir que de l’exercice des arts.

Les femmes, que les vertus de leur ſexe honorent, approuvent que nous exprimions notre penſée ſur le danger qu’elles s’adonnent aux arts, à nos arts, dont l’étude eſt contraire aux moeurs qui leur conviennent, & qui ſont leur plus belle parure.

C’est aux légiſlateurs à peſer dans la plus profonde ſageſſe, tous les rapports ſous leſquels il ſeroit impolitique & dangereux, que les récompenſes 1 les encouragemens aſſignés pour les arts ſur les dépenſes publiques, exitaſſent les femmes à préférer la carrier des arts à leur véritable vocation, aux fonctions reſpectables & ſaintes, d’épouſes, de meres, de maîtreſſes de maiſon, à tant de vertus enfin, qui vont leur aſſurer plus que jamais, le reſpect & la haute conſidération pour elles, qui diſtinguient les peuples libres (p. 10-11).

Mais les récompenſes deſtinées pour les artiſtes, il faut le dire, ne peuvent ſans danger être pour les femmes qui exerceroient les arts, ni les exciter à s’y adonner : bien des avantages dont elles ſont douées, les en rendent capables ; mais les études longues, pénibles & ſuivies qu’ils exigent, ſont incompatibles avec les vertus pudiques de leur ſexe : déplacées dans les aſſemblées d’hommes, la commune des arts a jugé qu’elles ne devoient point ſiéger dans les ſiennes. Rien de ridicule comme leur admiſſion dans l’académie : elles les a tantô admiſes, tantôt excluſes » (p. 38)

La méthode d’enseignement à l’Académie était basée sur l’imitation d’un maître vivant. Mais, d’après Restout, les peintres de l’Académie accomplissaient à peine ses tâches et ne se présentaient que rarement à l’Académie. Restout raconte même une anecdote que, bien que nous la croyons très exagérée, elle reste drôle :

Tout le monde ſe rappelle que le nommé Deſchamps, d’une nature très-défectueuſe [sic], ayant un large & rouge eſtomach, des bras minces & des jambes grêles, a été environ 50 ans le modèle par excellence, copié par tous les artiſtes, & a tellement rempli leur imagination, qu’il reparoiſſoit ſus tous les différens rôles qu’il lui faiſoient jouer dans leurs tableaux (p. 20-21 et 55, nota 9).

En plus, certains élèves seraient favorisés par les professeurs, qui leur donneraient les places les meilleurs disposées pour copier le modèle.

Au fond, la Commune des arts dénonçait l’accès restreint aux collections de tableaux et de peintures. On était conscients de la richesse en qualité et en nombre des collections nationalisées, même si on ne savait avec précision son contenu. Depuis le XVI et XVII siècles, seuls quelques artistes et voyageurs avaient accès aux cabinets les plus connus. Les collections accumulées dans le cabinet royal et par l’église en France, continuait avec le même schéma, et toutes les oeuvres d’art restaient « enfouies » sans profit :

Juſqu’ici les Français, come ces enfans qui veulent tout avoir, & dédaignent enſuite ce qu’il déſiroient le plus, ont foulé, pour ainſi dire, aux pieds les richeſſes innombrables des arts qui leur ont été prodiguées.

Après avoir fait des amas prodigieux de tableaux, de deſſins & autres objets des arts, quel ſervice en a-t-on tiré ? Conçoit-on qu’une collection de tableaux ſi considérable que l’immenſe gallerie qui va du grand ſallon du Louvre au pavillon de Flore, ne peut les contenir ? Collection qu’on n’a ceſſé d’augmenter preſque juſqu’à ce jour par les acuiſitions qu’on faiſoit faire même en pays étrangers, n’ait ſervi qu’à procurer un ſort aux artiſtes favoriſés, qui en ont eu la garde avec des forts appointemens, comme ſi le moindre domeſtique ne pouvoit pas auſſi bien qu’eux en être le garde magaſin »

Pour y remédier, Restout proposait la création d’un réseau de musées locaux, établis dans les villes les plus importants de la France, constitués des pièces du département qui l’accueille et « augmenté de notre ſuperflu », c’est-à-dire, celui du Louvre (p. 30).

Philibert-Louis Debucourt, La façade du Louvre, Musée du Louvre. Source : http://www.mheu.org/

Philibert-Louis Debucourt, La façade du Louvre, Musée du Louvre. Source : http://www.mheu.org/

D’ailleurs, et dans le mémoire, et dans le décret proposé par la Commune, se trouvent des références aux discussions sur l’éclairage de la Grande Galerie du Louvre. Dans l’article IX, on commande la réunion de tous les oeuvres d’art que se trouvaient dans les collections royales et dans les académies. Ils seraient réunis dans « des lieux convenables & éclairés d’une maniere avantageuſe [sic] ». En effet, les travaux dans la Grande Galerie n’étaient toujours pas finis. Dans la page 27, les auteurs le rappelaient :

« Qu’eſt devenu le ſuperbe projet dû aux vues d’un prince trop peu connu, de feu M. le Dauphin, pere du Roi, de raſſembler dans cette galerie toutes les richeſſes des arts ? Pleurez, muſes, pleurez ! Par une barbarie égale à celle des Gots & des Vandales, une voute triſte, diſpendieuſe mâçonnerie, une maſſe peſante qui a commencé la ruine de [p. 49] cet azile des arts, interdit deſormais au dieu du jour d’y répandre les rayons favorables à ces collections ; elle a pris la place de la décoration ſimple & majeſtueuſe due au génie qui vous fut cher, à l’immortel Pouſſin. En vain ſur ſes deſſins, les plus habiles ſculpteurs en avoient orné une grande partie ; en vain fondions-nous l’eſpoir de voir nos artiſtes s’évertuer pour la continuation de cette ſublime production, pleurez, elle n’eſt plus ».

Pour savoir un peu plus :

  • Commune des Arts qui ont le dessin pour base. Adresse, Mémoire et observations présentés à l’Assemblée Nationale. Paris: s.é., 1791.
  • McClellan, Andrew. Inventing the Louvre. Art, Politics, and the Origin of the Modern Museum in Eighteenth-Century Paris. Berkeley and Los Angeles: University of California Press, 1994.
  • ———. « The Musée du Louvre as Revolutionary Metaphor During the Terror ». The Art Bulletin 70, no 2 (juin 1988): 300‑313.
  • Pommier, Edouard. « Collections nationales et musées. 1790-1801 ». In Le rôle de l’Etat dans la constitution des collections des musées de France et d’Europe, 29‑74. Colloque du Bicentenaire de l’arrêté consulaire dit arrêté Chaptal (14 fructidor an IX-1er septembre 1801). [Paris]: Direction des musées de France, 2003.
  • ———. L’Art de la liberté. Doctrines et débats de la Révolution française. Bibliothèque des histoires. Paris: Gallimard, 1991.
  • ———. « Postface ». In Réflexions sur le muséum national : 14 janvier 1793. Textes RMN : Sources. Paris: Réunion des musées nationaux, 1992.
  • Poulot, Dominique. « L’idée de musée national en France avant Tolentino ». In Ideologie e Patrimonio storico-culturale nell’età rivoluzionaria e napoleonica. A proposito del trattato di Tolentino. Atti del convegno Tolentino, 18-21 settembre 1997, 191‑220. Pubblicazioni degli Archivi di Stato. Saggi 55. Roma: Ministero per i beni e le attività culturali, Ufficio centrale per i beni archivistici, 2000.
  • Reichardt, Rolf, et Hubertus Kohle. Visualizing the Revolution: Politics and Pictorial Arts in Late Eighteenth-Century France. Londres: Reaktion Books, 2008.
  • Restout, Jean-Bernard. Pétition motivée de la Commune des arts à l’Assemblée nationale, pour en obtenir la plus entière liberté de génie, par l’établissement de concours dans tout ce qui intéresse la nation, les sciences et les arts ; pour réclamer contre l’existence des Académies ou autres corps privilégiés, et contre la création d’un corps des ponts et chaussées. [Paris]: Impr. de Guilhemat, s.d.
  • Tuetey, Louis. Procès-verbaux de la Commission des monuments. 1790-1794. 2 vol. Paris: Noël Charavay, 1902.
  • ———. Procès-verbaux de la Commission temporaire des arts. 2 vol. Collection de documents inédits sur l’histoire de France. Paris: Imprimerie nationale, 1912.

Un problème d’interprétation

Jouin, Céline. « Carl Schmitt à Nuremberg. Une théorie en accusation ». Genèses no 74 (2009): 46‑73. doi:10.3917/gen.074.0046.

Robert Kempner au Tribunal de Nuremberg, juillet 1946, USHMM, Gerald Schwab. Source : http://www.ushmm.org

Robert Kempner au Tribunal de Nuremberg, juillet 1946, USHMM, Gerald Schwab. Source : United States Holocaust Memorial Museum

L’article parle du procès contre Carl Schmitt à Nuremberg, instruit par le juriste Robert Kempner, cherche à discuter sur les raisons du procès contre Schmitt, sur la stratégie des deux juristes au long des interrogatoires et surtout, sur les raisons de Kempner pour avoir caché le procès-verbal d’un des interrogatoires.

L’auteur signale une coïncidence : en 1933, Schmitt et Kempner avaient essayé d’endiguer la montée du parti de Hitler, le NSDAP, chacun à leur manière. Schmitt s’appuyait sur l’article 48 de la Constitution de Weimar, qui octroyait des pouvoirs extraordinaires au président, afin de lui permettre faire face aux communistes et aux nazis. Cependant, après l’édiction de la loi sur les pleins pouvoirs du 24 mars 1933, Schmitt s’est passé du côté nazi. Il a été arrêté en 1945 et libéré l’anée suivante. En mars 1947 il a été arrêté pour la deuxième et dernière fois à Berlin, et conduit par train jusqu’à Nuremberg, devant le procureur suppléant Robert Kempner.

Par contre, Kempner, avait travaillé au Ministère de l’Intérieure prussien. Göring lui-même l’avait licencié à cause de son extraction juive. Il s’était engagé contre le parti nazi, puis arrêté et emprisonné par la Gestapo et finalement avait réussi à se réfugier d’abord en Italie et en suite aux Etats-Unis, où il est devenu conseiller de Roosevelt. Il a été un homme fondamental des Tribunaux de Nuremberg, puisqu’il a, entre autres, découvert le texte de la Conférence de Wansee.

Rappelons qu’il y a eu treize « procès de Nuremberg ». Le plus célèbre reste le premier, qui a été le seul a avoir été jugé par un tribunal international, composé de juges et de procureurs des quatre puissances vainqueurs. Lors de ce procès, douze « grands criminels de guerre » ont été condamnés. Parmi eux, Hermann Göring et Alfred Rosenberg. Le reste de procès ont été menés par un tribunal militaire américain entre 1946 et 1949. Kempner a travaillé au tribunal américain de Nuremberg comme suppléant de Robert Jackson, procureur général du premier tribunal et, après sa démission, comme suppléant de Telford Taylor, nommé à la place de Jackson.

 Procès de Nuremberg. Les accusés dans leur box, circa 1945-1946.(au premier rang, de gauche à droite): Hermann Göring, Rudolf Heß, Joachim von Ribbentrop, Wilhelm Keitel(au deuxième rang, de gauche à droite): Karl Dönitz, Erich Raeder, Baldur von Schirach, Fritz Sauckel. Source : Wikipédia

Procès de Nuremberg. Les accusés dans leur box, circa 1945-1946.
Au premier rang, de gauche à droite : Hermann Göring, Rudolf Heß, Joachim von Ribbentrop, Wilhelm Keitel. Au deuxième rang, de gauche à droite : Karl Dönitz, Erich Raeder, Baldur von Schirach, Fritz Sauckel. Source : Wikipédia

Aujourd’hui, on connait quatre procès-verbaux des interrogatoires de Schmitt, ménés par Kempner les 3, 11, 21 et 29 avril 1947. Cependant, Kempner avait dissimulé celui du 11 et il a été retrouvé dans ses archives après sa mort. Il a été publié en anglais par Bendersky dans la révue Telos, en juillet 2007. Il faut ajouter les rapports écrits par Schmitt qui répondent à quelques points de l’interrogatoire de Kempner :

  • « Dans quelle mesure avez-vous fourni les fondations théoriques de la politique hitlérienne du Großraum? »
  • « Réponse au reproche : vous occupiez un poste décisif pour participer à la préparation de la guerre d’agression et aux délits qui lui sont liés ».
  • « La position du ministre du Reich et du chef de la chancellerie du Reich » ou « Rapport-Lammers », publié par Schmitt en 1958 dans les Verfassungsrechtliche Aufsätze sous le titre « Der Zugang zum Machthaber ». Il a été publié plus tard par le même Schmitt sous le titre Gespräch über die Macht und den Zugang zum Machthaber en 1994.
  • « Pourquoi les secrétaires d’Etat ont-ils suivi Hitler ? » ou « Rapport-Weiszäcker », publié par Schmitt en 1958 dans les Verfassungsrechtliche Aufsätze sous le titre « Das Problem der Legalität ».
Carl Schmitt. Source : ?

Carl Schmitt. Source : ?

Déjà, dans les publications de Kempner, Bendersky avait souligné des inconsistances et des manipulations. Dans « The Nuremberg Tirals as Sources of Recent German Political and Historical Material (in American Political Science Review, n° 2, juin 1950), et dans Das Dritte Reich im Kreuzverhör, 1969, ainsi que dans son autobiographie. En effet, il n’avait pas voulu faire publics les transcriptions des interrogatoires tels qu’ils se sont déroules. Mais dans le deuxième questionnaire la manipulation de Kempner reste plus claire. Le but de cette manipulation reste, cependant, l’objet de spéculations.

Après avoir été libéré, Schmitt affirme qu’aucune accusation avait été prononcé contre lui lors de sa deuxième arrestation. Par ce fait, on ne sait pas si le Tribunal de Nuremberg le considérait un témoin ou un accusé ; même Kempner n’est pas claire à ce respect. (p. 51). Quand les interrogatoires commencent, Schmitt demande à savoir s’il est accusé. Kempner réponde que « ça reste à voir ». Mais quand même, Kempner prévient Schmitt qu’il n’est pas obligé à faire des déposition qui pouvaient l’incriminer, figure propre au droit américain.

D’après les propres positions de Schmitt, le droit à appliquer serait celui du vainqueur. Dans le tribunal de Nuremberg, donc, c’est le droit américain qui prévaut. Cependant, ni dans la charte de Londres ni dans l’ordonnance n° 7 qui règlementent le tribunal, on donne préférence au droit continental de la preuve. Il s’agit donc d’un juge qui instruit, qui décide de l’admissibilité des preuves, à différence du juge d’après le droit américain, qui « tire » les preuves « des mains de l’accusation » (p. 52). Cette attitude ne réponde seulement à la tendance déjà existante dans le droit international de l’époque, d’abandonner la procédure anglo-saxonne de la preuve, mais aussi à un besoin tactique afin de simplifier la présentation de preuves et d’éviter que les accusés nazis puissent s’excuser sur le devoir d’obéissance (p. 53).

Dans la pratique, le tribunal a constitué ses propres règles. Schmitt n’a pas tort de comparer le Tribunal de Nurember à un tribunal révolutionnaire, puisque il tire de lui-même la légitimité, et non de la légalité. Il pousse plus loin sa critique quand il affirme que, à différence du droit classique d’occupation, la paix cherchée par le tribunal de Nuremberg signifie « remodeler la structure politique d’un pays en profondeur » (p. 55).

Quant au procès particulier contre lui, Schmitt adopte une stratégie qui cherche à concentrer les accusations dans l’interprétation des textes. L’accusation du tribunal se centrait sur l’appuie donné par Schmitt au parti nazi, et à la publication des oeuvres. On lui reproche, en gros, avoir apporté le fondement idéologique de la doctrine nazi. Alors, Schmitt décide de ne pas nier les faits : « si les faits sont incontestables, pourquoi en parler ? » Il s’agissait donc d’un problème d’interprétation des écris de Schmitt. Alors, comme l’affirme l’auteur : « C’est bien parce qu’il s’agit d »interpréter une oeuvre que la pratique judiciaire de la vérification se heurte à des obstacles insurmontables » (p. 56).

La stratégie ou, si certains le préfèrent, la ruse, consiste en séparer les terrains de la science et de l’idéologie. Ce faisant, il oblige le Tribunal à accepter que les faits se prouvent grâce à des pièces de conviction ; les idées se démontrent avec une thèse. Et en conséquence « Par le raisonnement, un fait ne peut être que probable, sa vérité, un constat, ne signifie rien de plus que la coïncidence entre un énoncé et ce qu’il désigne, ce qui n’a rien à voir avec la vérité d’un énoncé théorique » (p. 59). Alors, les probabilités de Kempner face à Schmitt étaient minces.

Or, Bendersky a pu comparer des documents d’archive et a trouvé non seulement la dissimulation du deuxième questionnaire, mais aussi des manipulations. Des parties supprimés, par exemple des plaintes de Schmitt qui permettent savoir les conditions matérielles de sa défense ; l’aveu de Kempner de ne pouvoir pas décider sur le sort du professeur ; la pétition de Kempner de rédiger le « Rapport-Lammers et le « Rapport-Weiszäcker » et, enfin, des détails sur la libération de Schmitt.

Enfin, l’auteur conclu qu’on ne peut pas savoir sur les véritables raisons de Kempner pour cacher l’interrogatoire. Cependant, la figure de l’avocat militante reste l’objet d’études qui permettront d’éclaircir le débat.

Quelques références bibliographiques que j’ai tiré de l’article :

  • BENDERSKY, Joseph W., 1983, Carl Schimitt. Theorist for the Reich, Princeton, Princeton University Press
  • BENDERSKY, Joseph W., 1987, « Carl Schmitt at Nuremberg », Telos, n° 72, 91-129
  • BENDERSKY, Joseph W., 2007, « Carl Schmitt’s Path to Nuremberg: A Sixty-Year Reassessment », Telos, n° 139, 6-43
  • KEMPNER, Robert, 1950, « The Nuremberg Trials as Sources of Recent German Political and Historical Material », American Political Science Review, vol. 44, n° 2, 447-459
  • LORAUX, Nicole, 1997, La cité diviée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot (Critique de la politique)
  • MONOD, Jean-Claude, 2006, Penser l’ennemi, affronter l’exception. Réflexions critiques sur l’actualité de Carl Schmitt, Paris, La Découverte, (Armillaire)
  • SCHMITT, Carl, 2001 [1950], Le nomos de la terre dans le droit des gens du Jus Publicum Europaeum, Paris, PUF (Léviathan), (éd. orig., Der Nomos der Erde im Völkerrecht des Jus Publicum Europaeum, Cologne, Greven)
  • SCHMITT, Carl, 2007, La guerre civile mondiale. Essais 1943-1978, trad. Céline Jouin, Maisons-Alfort, Ere (Chercheurs d’Ere, Documents)
  • SMITH, Bradley F. 1977, Reaching Judgment at Nuremberg, New York, Basic books

Belle propagande II/II

Susan Sontag (essai d’introduction). « Posters: advertisement, art, political artifact, commodity ». In The Art of Revolution. 96 Posters from Cuba, vii‑xxiii. Londres: Pall Mall Press, 1970.

L’essaie de Susan Sontag commence avec un esquisse sur l’histoire de l’affiche. Pour ceux comme moi, que ne sont pas des spécialistes, cette partie de l’essaie est particulièrement riche, car on y trouve quelques pistes bibliographiques et des noms des premiers affichistes européens et américains.

Pour commencer, Sontag fait la distinction entre « affiche » (poster) et « avis au public » (public notice). Cette dernière a pour objectif « informer ou commander ». L’affiche, par contre, « cherche à séduire, exhorter, vendre, éduquer, convaincre, attirer ». On peut dire qu’en tant que l’avis au public requiert une sorte de ‘lecteur’, il est passif : c’est justement le lecteur qui la rend efficace (ou pas). Par contre, l’affiche, elle, est « visuellement agressive », elle cherche non un lecteur mais un spectateur. Elle attire l’attention depuis loin. Elle cherche à s’imposer par la séduction (p. vii).

Lorenz Quagli, Aloys Senefelder, Portrait, Lithographie, 1818

Lorenz Quagli, Aloys Senefelder, Portrait, Lithographie, 1818

Les affiches, à proprement parler, ont du attendre l’imprimerie pour avoir une divulgation. Et encore, l’imprimerie n’est vraiment pas à l’origine de sa distribution massive, car trop chère. C’est l’invention de la technique de lithographie par l’allemand Aloys Senefelder vers 1796, qu’elle a pu être divulguée de manière massive et imprimée en couleurs. Sontag rappelle Walter Benjamin (p. ix) et souligne que l’affiche est propre à « l’ère de la reproduction mécanique », elle n’est pas destinée à être un objet unique. Donc, la répétition est essentielle dans la technique de production de l’affiche. Mais il faut pas perdre de vue que la répétition apparaît à deux niveaux : à niveau technique, grâce à la lithographie qui permet obtenir des centaines, des milliers de copies ; à niveau créatif, car l’affichiste usuellement fait recours au plagiat : « plagiarism is one main feature of the history of poster aesthetics » (p. ix). L’artiste recours à des créations plus anciennes que lui et les replace, les decontextualise, les manipule.

Cette « agressivité » de l’affiche s’explique de plusieurs manières. Sontag souligne le fait que les affiches sont, par nature, en compétition les unes avec les autres. À différence des avis au public, les affiches doivent se rendre plus attractives pour mériter l’attention, tandis que les avis non, puisqu’ils sont une manifestation de l’autorité, elle même ayant déjà sa propre force et manière de se faire obéir.

Ces éléments sont proches de la définition d’affiche donnée par Harold F. Hutchison :

A poster is essentially a large announcement, usually with a pictorial element, usually printed on paper and usually displayed on a wall or billboard to the general public. Its purpose is to draw attention to whatever an advertiser is trying to promote and to impress some message on the passer-by. The visual or pictorial element provides the initial attraction-and it must be striking enough to catch the eye of the passer-by and to overcome the counter-attractions of the other posters, and it usually needs a supplementary verbal message which follows up and amplifies the pictorial theme. The large size of most posters enables this verbal message to be read clearly at a distance.

Une affiche est essentiellement un annonce, souvent accompagné d’un élément graphique, fréquemment imprimé en papier et souvent accroché à un mur ou panneau, pour un public général. Son but est d’attirer l’attention sur tout produit annoncé et d’imprimer un message sur le passant. L’élément visuel ou graphique permet une attraction initiale et il doit être suffisamment surprenant pour attraper le regard du passant et pour surpasser les contre – attractions d’autres affiches, et fréquemment elle a besoin d’un message verbal supplémentaire que continue ou amplifie le thème graphique. Les grandes dimensions de l’affiche permet la lecture aisée du message verbal à la distance (p. viii°.

Très vite est reconnu le caractère artistique de l’affiche grâce à la participation d’artistes réputés dans sa création comme Toulouse-Lautrec. Certes, l’affiche est mécanique, mais il partage une ambiguïté avec d’autres productions artistiques : « la tension entre le désir d’exprimer (explicité, littéralité), et le désir de rester silencieux (truncation, économie, condensation, puissance évocative, exagération) (p. x). Or, l’affiche tient comme une de ses caractéristiques les plus spéciales son rapport avec l’espace public. L’affiche, originellement, implique l’usage l’appropriation de cet espace par les citoyens. Elle est devenue, à peine dans les quelques deux cents ans de son existence, un élément intégral du paysage urbain (p. vii).

Dans ce sens, Sontag affirme que l’affiche est un de produits typiques du capitalisme (p. viii). Expression de la société de consommation, l’affiche annonce des biens luxueux (ou de surplus), mais elle devient aussi une des outils de participation politique des nouveaux acteurs sociaux du siècle.

Le même outil sert donc à confronter l’aspect économique et l’aspect politique de l’espace publique. Si les affiches commerciales sont l’expression d’une société stable et prospère, les affiches politiques sont le reflet d’une crise (p. xi). Les unes rassemblent les gens autour d’un objet ; les autres autour d’une action. Les unes attirent l’attention à travers des images de femmes et des hommes attirantes, sensuels, érotiques ; les autres à travers des héros prêts à se sacrifier ; les unes tentent, les autres obligent.

Alphonse Mucha, Biscuits Lefèvre-Utile, 1897

Alphonse Mucha, Biscuits Lefèvre-Utile, 1897

Tout au long du XIXᵉ siècle et le début du XXᵉ, l’affiche politique reste marginale. C’est seulement dans les moments de guerre que sa présence est plus marquée. La guerre de 1914 marque une intensification en la production de la part des gouvernements qui faisaient appel au patriotisme et à la participation dans les efforts de guerre (p. xi). Mais ce sont surtout les mouvements de gauche qui lui donnent un nouvel élan : les révolutions en Russie et en Europe de l’Est, d’abord, puis les mouvements de contestation des années soixante sont à l’origine des véritables écoles d’affichistes.

Susan Sontag rappelle les travaux à Berlin du « November Group » avec des affichistes tels que Max Pechstein ou Hans Richter ; le groupe moscovite ROSTA, avec le poète Maykovsky ou les artistes Lissitzky et Rodtjenko et, bien sûr, celles produites par les étudiants de l’Ecole des Beaux Arts de Paris pendant mai 1968. Par contre, en Amérique Latine, sauf quelques exceptions que Sontag localise au Mexique, au Brésil et en Argentine, il n’y a presque pas des « traditions nationales » d’affichistes.

Max Pechstein, Bathers with Child, 1920, serygraphie

Max Pechstein, Bathers with Child, 1920, serygraphieitog

Le cas cubain serait vraiment à part. Contraints par des limitations matérielles et idéologiques, les artistes cubains ont développé un style minimaliste et directe. Des noms comme Azcuy, Eduardo Bachs, Félix Beltran, Raúl Martínez, Umberto Peña, Tony Reboiro o Alfredo Rostgaard sont familiers aux créateurs de ce pays. Depuis les années 60, pratiquement toute la production d’affiches a été réalisée sous la direction de quatre organismes : l’Instituto Cubano de Arte e Industria Cinematográfico (ICAIC, Institut cubain des arts et de l’industrie du cinéma), l’Organización para la Solidaridad con los Pueblos de África, Asia y América Latina (OSPAAAL, Organisation pour la Solidarité avec les peuples de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique Latine), la Comisión de Orientación Revolucionaria (COR, Commission d’Orientation Révolutionnaire) et la Casa de las Américas (Maison des Amériques). Chacun de ces institutions ont réalisé des affiches dans leur propre thématique.

Alfredo Rostgaard, Cristo Guerrillero (Hommage à Camilo Torres)

Alfredo Rostgaard, Cristo Guerrillero (Hommage à Camilo Torres)

Belle propagande I/II

Dugald Stermer et Susan Sontag (essai d’introduction). The Art of Revolution. 96 Posters from Cuba. Londres: Pall Mall Press, 1970.

J’avais mentionné quelque part que l’année dernière j’ai eu la chance de travailler à la Bibliothèque Nationale de France (BNF). Comme étudiant étranger à Paris c’est une grande opportunité que d’avoir contact avec une des collections les plus riches au monde, et une des bibliothèques les plus connues et réputées. On aura, j’espère, l’opportunité de parler quelque chose sur la BNF. En particulier, j’étais attaché au Département d’estampes et de la photographie. Plus précisément, j’étais sur la responsabilité des conservatrices de la collection d’affiches (carteles en espagnol, posters en anglais, plakaten en allemand).

Une des affiches gardées à la BNF : [Mai 1968]. Délivrez les livres. Bibliothèque nationale, auteur non identifié

Une des affiches gardées à la BNF : [Mai 1968]. Délivrez les livres. Bibliothèque nationale, auteur non identifié. Source : Gallica

Les affiches sont considérés une évolution des estampes. C’est pour cette raison que la BNF possède une collection dans le Département d’estampes. La collection gardée à la BNF possède plusieurs particularités. Elle est probablement la plus grande au monde, grâce au Dépôt Légal existant en France. Cela veut dire qu’en principe, les imprimeurs ont l’obligation d’envoyer à la BNF des exemplaires (je ne suis pas sûre de la quantité exacte) des affiches produits dans leurs ateliers. Certes, pas tous les imprimeurs honorent leur obligation et, dans ce sens, la collection est lacunaire. Mais elle est aussi encyclopédique, puisque tous les sujets sont compris : vêtements, services de communication, produits pour la maison, transports, cinéma, publicité religieuse, et un long etc. En plus, l’étendue chronologique va de quelques pièces du XVIIIᵉ siècle, considérées comme les antécédents, jusqu’à l’actualité. Parmi les affiches les plus récents, on trouve même des nouveaux supports, tel le numérique, certains agences de publicité produisant depuis quelques années de la publicité en numérique que sont projetées sur des écrans dans la voie publique.

Après neuf mois de travail, je n’ai pas pu sortir indemne. Souvent je me trouvais dans les stations du métro parisien en estimant les dimensions des affiches, en vérifiant l’imprimeur ou en cherchant un nom des créateurs. J’ai donc acquis une nouvelle sensibilité envers les affiches et je me suis mis à lire à ce sujet. J’espère pouvoir, malgré ma thèse et d’autres projets, pouvoir publier un article vers la fin de l’année à partir de mon expérience à la BNF. En attendant, voici mes premières lectures.

Dugald Stermer, Cuban Posters. Source : http://cubanposterart.blogspot.fr

Dugald Stermer, Cuban Posters. Source : http://cubanposterart.blogspot.fr

Dugald Stermer publia en 1970 un album, très riche, avec des reproductions d’affiches du gouvernement révolutionnaire cubain. C’était l’époque où la Révolution Cubaine comptait sur un énorme prestige, la Guerre Froide battait dans son pleine, et les idéologies se confrontaient dans presque tous les aspects de la vie. Les idéaux sociaux arborés par Fidel Castro et ses compagnons d’armes paraissaient avoir finalement pris forme grâce à la lutte armée. Depuis, un optimisme généralisé regardait de bon oeil tous les luttes et revendications inspirées du cas cubain.

Comme tout gouvernement, le Cubain a fait recours à la propagande. Or, les affichistes cubains ont pu générer un style propre. C’est là qu’on retrouve Susan Sontag, qui a écrit un essaie pour cet album, intitulé « Posters: advertisement, art, political artifact, commodity » et qui est devenu, malgré quelques espoirs non accomplies, l’essaie canonique pour ceux qui veulent s’introduire dans l’histoire de l’affiche politique.

Au Cuba, l’affiche a acquis son propre style. Bien qu’on peut noter une influence des graphistes soviétiques et des pays communistes, les graphistes cubains ont développé un style propre. Les restrictions économiques ont été un facteur important et, aujourd’hui, nombre de jeunes artistes doivent occuper deux ou trois couleurs d’encre et s’adapter aux existences. En plus, la plupart d’affiches sont pratiquement faites de manière manuelle, car les ateliers ne comptent pas avec des machines modernes. Tout cela a été exposé dans une conférence à l’école de Gobelins, le 8 novembre dernier, organisée par un jeune graphiste français, Dugudus, qui est partie au Cuba pour faire des études et où il est entré en contact avec de jeunes et anciens affichistes, et qui publiera prochainement un volume sur l’histoire de l’affiche cubaine.

À suivre …

 

La bataille pour le musée

David, Jacques-Louis. Rapport et projet de décret sur la suppression de la Commission du Muséum. [Paris]: Imprimerie nationale, 27 nivôse an II.

Quand j’ai présenté les quelques notes sur le recueil sur la Commission du muséum, élaboré par Alexandre Tuetey et Jean Guiffrey (La Commission du Muséum et la création du Musée du Louvre (1792-1793). Vol. III. Archives de l’art français. Recueil de documents inédits publiés par la Société de l’histoire de l’art français Nouvelle période. Paris: F. de Nobele, 1909, viii, 483), on avait signalé rapidement les attaques menés par le peintre Jacques-Louis David à son encontre. Rappellons que la Commission du muséum était composée par les artistes Jean-Baptiste Regnault, François-André Vincent, Jean-René Jollain et Pierre Cossard, ainsi que par le miniaturiste Pierre Pasquier et le mathématicien Charles Bossut.

Ce n’étais pas la première fois que David menait une campagne de ce genre. On interprète aujourd’hui ses actions  comme des manoeuvres politiques pour étendre son influence. Il est fort probable que ce soit le cas. Il avait déjà réussi, plus tôt la même année, à faire supprimer la Commission des monuments et à la faire substituer par la Commission temporaire des arts. J’espère un jour avoir l’opportunité de vous en parler. Pour l’instant, je vous présente le premier projet (il y en a eu deux) de suppression de la Commission du Muséum.

Comme c’était habituelle à l’époque, on imprimait les projets de loi avec les discours prononcés à la barre de l’Assemblée ou de la Convention. Dans ce cas ci, l’Imprimérie nationale a imprimé le discours en six pages et le décret qui occupe les deux dernières du pamphlet. On y trouve la rhétorique propre du moment, toute la veine patriotique enflammée, tout l’imaginaire révolutionnaire et tous les lieux communs pertinents : « la Convention nationale toujours juſte & puiſſante », « les ennemis de la choſe publique », « la gloire de Paris » et « la gloire de la France entière », pour ne mentionner que quelques uns.

Salle du Manège du Palais des Tuileries, siège de la Convention Nationale

Salle du Manège du Palais des Tuileries, siège de la Convention Nationale

David s’en prend à la Commission du muséum de différentes manières. Il déclare nettement son but depuis le début :

ſi nous parvenons à prouver tout le mal qu’elle a déjà fait aux productions du génie, on en ſentira mieux la néceſſité de l’organiſer d’une manière nouvelle, & de ſubſtituer à des hommes inhabiles & intrigans, des artiſtes éclairés & patriotes (p. 3)

Quoique que l’Assemblée nationale (précedent la Convention) avait octroyé au ministre de l’Intérieur la responsabilité du patrimoine artistique depuis le 15 et 16 septembre 1792, d’après David, le ministre s’était pervertie. Pour lui, la volonté de la Convention

n’a jamais été de confier la garde du Muſéum à des hommes qui ne ſauroient rien moins que le garder, le ſoin de reſtaurer les monumens à des hommes qui à peine ſe doutent de la peinture ; à des froids mathématiciens, celui d’en décrire les beautés [sic] (p. 2).

Il est vrai que dans la Commission du muséum se trouvé un mathématicien, l’abbé Charles Bossut. Roland, alors ministre de l’Intérieur, affirmera plus tard (dans une « Lettre aux Rédacteurs du Journal [La Chronique de Paris], à propos d’un article publié par Lebrun », Paris, 16 janvier 1793. Archives Nationales F17 1059, dossier 13, s.n., et dossier 14, s.n.), que la nomination de Bossut obéissait plutôt à une vision plus encyclopédique, car il voulait inclure dans le musée des oeuvres scientifiques. En gros, le choix laissé au ministre ne permettait que donner lieu à l’intrigue.

Le Ministre de l'Intérieur, Jean-Marie Roland

Le Ministre de l’Intérieur, Jean-Marie Roland

Pour David, les membres de la Commission n’étaient que des incapables : le peintre Cossard, « n’en a que le nom » ; Pasquier, « est ami de Roland » ; Renard et Vincent, quoique talenteux, leur « patriotiſme eſt ſans couleur » (p. 3). Tout pour se faire virer, quoi. Et si cela ne suffisait, David ajoutait que les commissaires avaient faire perdre « plusieurs chef-d’oeuvres » aux mains de restaurateurs incompétents. Le débat sur la restauration des tableaux était très vif à l’époque. Peu avant sa démission, Roland avait soutenu une controverse avec le restaurateur Picault, homme proche de David. Or, dans le « Préface » au recueil de documents de « La Commission du Muséum … », Tuetey et Guiffrey affirment qu’un examen des tableaux mentionnés par David, laisse voir l’exagération de David.

David propose d’abord de changer le nom de la commission pour celui de « Conservatoire du muséum des arts », afin de rappeler constamment « par son seul nom », les obligations de ce corps. Le Conservatoire serait organisé en quatre sections, dont la Commission du muséum ne comptait pas : peinture, sculpture, architecture et antiquités. Il a déjà des noms à proposer pour ces sections ainsi que son opinion personnelle pour chacun.

Pour la section de peinture :

  • Fragonard : il « a pour lui de nombreux ouvrages ; chaleur & originalité, c’eſt ce qui le caractériſe ; à la fois connoiſſeur & grand artiſte, il conſacrera ſes vieux ans à la garde des chef-d’oeuvres dont il a concouru dans ſa jeuneſſe à augmenter le nombre. »
  • Bonvoisin : il a pour lui ſon talent, ſes vertus, & un refus de la ci-devant académie ».
  • Le Sueur : « jeune & intéreſſant paiſagiſte, entendant très-bien la tenu adminiſtrative que l’on peut établir dans un conſervatoire »
  • Picault : « reſtaurateur de tableaux, le plus étendu dans cette partie ».

Pour la section de sculpture :

  • Dardel : « tête active & républicaine, rempli de talent & doué d’une heureuſe imagination »
  • Julien : « je n’en dirai qu’un mot : il a ſculpté Jean la Fontaine, & Jean la Fontaine eſt tout entier dans ſon image »

Pour la section d’architecture :

  • Delaunoy : « à la fois correct & grand, autant que ces deux qualités peuvent ſe réunir, faiſant ſortir le beau de l’utile, l’ornement du ſein de la ſimplicité même »
  • David Leroi : « artiſte & homme de lettres, connu par ſes recherches & par ſes écrits ſur l’architecture civile & navale des anciens ».

Pour les antiquités :

  • Wicar : « deſſinateur juſtement célèbre, connoiſſeur exercé par le long ſéjour qu’il a fait en Italie, & notamment à Florence »
  • Varon : « aantageuſement connu comme artiſte & homme de lettres … il eût achevé un ouvrage pour ſervir de ſuite aux Monumenti inediti de Winkelmann, ouvrage preſque fini, & dont la nation ſaura bien faire aſſurer la continuation »

Et comme secrétaire : Séviéys (Siéyès peut être ?).

Comme on peut en douter, il s’agit, pour la plupart, des créateurs de David, Picault étant le plus évident. En effet, Picault et David n’avaient seulement maintenu la fameuse controverse sur l’organisation du musée et sur la conservation des tableaux, mais ils s’étaient même rendus chez le ministre pour discuter et essayer de le sommer à mettre en oeuvre leurs observations.

Finalement, le décret, très bref, d’à peine onze articles de deux lignes chacun que, en gros, proposait de supprimer la Commission du muséum (article I) et d’établir le Conservatoire (art. 2). Ce Conservatoire, chose curieuse, serait sous la responsabilité de deux ministres : celui de l’Intérieur en ce qui concernait l’administration, et celui de l’Instruction publique en ce qui concernait la direction. Je suppose que David voulait différencier les décisions sur la vie interne de la Commission (administration) et celles qui correspondaient aux collection du musée (direction).

Malgré ses efforts, David a été prié par l’Assemblée de présenter un nouveau projet, ce qu’il fera le 27 frimaire an II [17 décembre 1793], et dont j’espère pouvoir vous faire le résumé bientôt.

À suivre …

Deux systèmes

Grangaud, Isabelle. « Prouver par l’écriture : propriétaires algérois, conquérants français et historiens ottomanistes ». Genèses no 74 (2009): 25‑45. doi:10.3917/gen.074.0005.

"Le coup d'éventail". Le souverain d'Alger donne un coup d'éventail au consul français.

« Le coup d’éventail ». Le souverain d’Alger donne un coup d’éventail au consul français.

Cette lecture n’a rien à voir avec ma thèse. Bon, oui. Il a un intérêt indirect. Comme j’étudie ce que nous appelons aujourd’hui le « patrimoine artistique » au temps de la Révolution Française, je croise souvent la notion de « monument ». Et comme je suis juriste (repenti) de formation, il m’arrive parfois d’avoir des vieux réflexes, et de ma poser de questions tirées du droit.

Pour préparer ma participation au séminaire que j’anime  avec d’autres collègues de l’EHESS, j’ai lu le dossier de la revue Genèses intitule « Faire la Preuve » paru en 2009. Mon intervention s’intitulera « Documents, preuves et patrimoine » et aura lieu en mai prochain. C’est Isabelle Bakouche, chercheuse du Centre des recherches historiques, qui m’a signalé l’existence de ce dossier.

Dans son article, Isabelle Grangaud se penche sur un cas particulier : celui de la propriété privée en Alger, au lendemain de l’occupation française commencée en juillet 1830. Au moment de mettre en place l’administration, l’autorité française a dû faire face au problème du cadastre de la propriété privée et la désignation du domaine public.

Les efforts pour désigner ces deux propriétés se sont dirigés à palier le manque d’un cadastre et à spécifier une propriété publique. Tout d’abord, l’autorité a appelé les propriétaires à exhiber leurs titres de propriété. Mais, hélas, les documents exhibés n’avaient forcément de valeur probatoire d’après le système juridique français, car la propriété en Alger était articulée sur « la prééminence du témoignage ».

Nous sommes face à un cas ou deux systèmes juridiques sont confrontés, car l’envahisseur est obligé par le droit des gens à respecter la propriété privée. Dans d’autres mots, il s’agit de « l’affrontement de conceptions (tant juridiques que politiques) et de pratiques concurrentes qui n’opposent pas seulement conquérants et conquis » (p. 29), mais aussi deux manières de prouver.

Il faudra, en conséquence, trouver des correspondances entre catégories d’origine différent ou, à la limite, de réinterprétations du droit local à partir du système juridique français. On pourrait dire que le vainqueur a deux possibilités : soit ne faire aucun cas à l’existence de la propriété privée, soit la respecter. La première option, quoique possible, est une violation au droit des gens, avec toutes ses conséquences juridiques, politiques, diplomatiques, etc.

La deuxième doit passer par la reconnaissance de l’existence d’un système local pour constater « l’existence d’une propriété privée ». Dans le cas étudié par Grangaud, une fois reconnue l’existence de la propriété privée, deux problèmes surgissent : d’un côté, l’identification de la propriété privée, et de l’autre, la détermination de l’étendue du domaine public.

Léon Morel-Fatio, "Attaque d'Alger par mer, 3 juillet 1830"

Léon Morel-Fatio, « Attaque d’Alger par mer, 3 juillet 1830 »

Or, il n’existe pas de correspondance formelle entre la propriété privée d’après le Code Civil, et celle des traités juridiques musulmanes. Pour déterminer la propriété des immeubles – et, en conséquence, pour délimiter l’étendue du domaine public – dans le droit français on compte sur la formule personnes, propriété, obligations. En droit musulman les immeubles sont grevés de « substitutions habous » (p. 30), « c’est-à-dire des immeubles dont le propriétaire transmet l’usufruit à ses enfants, à ses parents ou à des étrangers, en affectant en même temps l’immeuble à une disposition finale ».

La propriété publique n’est pas identifiable facilement, car la propriété des immeubles, que n’appartiennent qu’à Dieu, n’est pas transmise, mais l’usufruit de l’immeuble peut être grevé de telle sorte qu’il soit reçu par d’autres personnes. Ainsi, l’autorité française se trouve dans une situation paradoxale : pour fonder sa prétention à établir le domaine public, elle aura à se fonder sur les usages de l’immeuble.

D’un autre côté, les preuves de propriété exigées aux habitants d’Alger ne sont non plus compatibles. Il n’y avait nécessairement un lien entre titre et propriété, car la propriété s’établissait par le témoignage. Le fait même que l’autorité française appelle à « vérifier » les titres, équivaut à une remis en cause de deux manières : et par l’appropriation du bien, et par la véracité du titre, ce que la population civile n’était pas disposée à endurer.

Les propriétaires algérois ont eu beaucoup du mal à produire des « titres de propriété ». C’est pour cela qu’ils sont  produit plutôt des « actes de notoriété », c’est-à-dire des constats de témoignages qui les désignaient comme les propriétaires légitimes. (p. 36). Ces écrits devaient être soumis à des constats divers : le cadi qui le produisait devait être connu et sa calligraphie devait être reconnaissable. C’est ainsi que ces documents ont été soumis à un « processus de reconnaissance sociale juridiquement attesté ».

Finalement, l’ordonnance de 1844 a mis fin à la preuve par des titres produits en Algérie. Désormais, la propriété se démontrait exclusivement par des titres selon le droit français.

Pour conclure, ce qui m’intéresse de l’article est la confrontation de deux systèmes juridiques, en particulier les deux conceptions de preuve. Face à l’évidence, la nouvelle administration française ne pouvait simplement mettre en place un nouveau système. Il fallait s’adapter. J’ignore jusqu’où les français ont dû et accepté à s’adapter, mais l’idée me semble fascinant. Il me rappelle des cas aux Etats-Unis et en Australie, où les juges ont dû reconnaître l’existence d’un système juridique chez les indigènes.

Pour savoir les détails sur les images que j’ai mis, il est toujours utile de faire recours à la Wikipédia

Art et propagande

Dowd, David L. « Art as National Propaganda in the French Revolution ». The Public Opinion Quarterly 15, no 3 (automne 1951): 532‑546.

David Lloyd Dowd était un spécialiste en l’art français pendant la Révolution Française. Il a notamment publié Pageant-Master of the Republic. Jacques-Louis David and the French Revolution (Lincoln: University of Nebraska, 1948, xiv, 205 pp.) Il a été un des pionniers dans l’étude de l’art comme propagande. On ne va pas faire le commentaire de son oeuvre de 1948, car on croit que l’essentiel est exposé dans le petit article de 1951.

Comme quelques années plus tard le fera James A. Leith dans son ouvrage The Idea of Art as Propaganda in France. 1750-1799 (University of Toronto Romance Series 8. Toronto: University of Toronto Press, 1965, xii, 184 pp.), Dowd arrive à la conclusion que pendant la Révolution, différentes techniques de propagande ont été mises au point et que, en fait, ces techniques étaient déjà utilisées depuis le règne de Louis XIV au moins.

Parmi ces techniques, on trouve les clubs, les journaux, les pièces de théâtre, les pamphlets, les festivals, les costumes, les décorations intérieures, les bals, les discours, les chansons, les peintures, les sculptures et les monuments.

L’importance de l’art dans la société était depuis longtemps étudiée et discutée : Montesquieu, Voltaire, Diderot ou Rousseau en parlent dans leurs œuvres (p. 535). Dans le même esprit, toutes les factions de la Révolution étaient d’accord en affirmer l’importance des arts dans la vie en société. Dowd cite un discours de Danton le 26 novembre 1793, où il appelle à encourager des projets artistiques afin « d’inspirer l’amour pour la liberté et pour la patrie ».

Après la disparition de la Monarchie, les artistes ont vu avec normalité la substitution de l’Etat dans les commandes. Ils considéraient que le nouvel Etat devait être aussi généreux dans ses commandes que le monarque. La plupart d’entre eux, sauf quelques exceptions, se sont rangés avec le gouvernement révolutionnaire.

Le langage artistique produit par le nouveau gouvernement, surtout dans la première période de la Révolution, mettait l’accent dans les vertus civiques des citoyens. Il n’y a presque pas des scènes des batailles. Un des exemples les plus cités est celui du peintre David, son Serment du Jeu de Paume montre un des moments clé de la Révolution, représenté avec un aura presque religieuse.

Jacques-Louis David, Le Sermen du Jeu de Paume, musée Carnavalet, Paris

Jacques-Louis David, Le Sermen du Jeu de Paume, musée Carnavalet, Paris

Une des techniques les plus utilisées était celle des cortèges (p. 542). Cette technique consistait en la combinaison de diverses production de peinture et de sculpture, avec des cortèges et des cérémonies colorées, des parades en musique, et la récitation de discours, poèmes, la représentation de pièces de théâtre et de spectacles pyrotechniques. Les cortèges pouvaient être de trois sortes : les fêtes funéraires pour les héros jacobins, les fêtes religieuses (fête de l’Être Suprême) et les célébration des victoires republicaines.

Dowd donne un exemple de ce dernier type : la célébration de la capture de Toulon face aux royalistes et aux anglais, le 24 décembre 1793. L’organisation du cortège a été confiée à David, qui a mis l’accent sur le tribut aux soldats blessés, plutôt qu’aux généraux victorieux.

Gravure du siège du Toulon, 1793

Gravure du siège du Toulon, 1793

La fête a eu lieu le 30 décembre. À sept heures du matin, un tir d’artillerie a marqué le début de la cérémonie dans le Jardin des Tuileries. Le cortège a été ouvert par les représentants des 48 sections de Paris et des 14 armées de la République. En suite défilaient les voitures avec les soldats blessés, portant les drapeaux et insignes capturés, entourés par des filles habillés en blanc. A continuation marchaient les représentants des sociétés populaires avec leur drapeaux, les membres de la Convention Nationale et des officiers du gouvernement civils. Le cortège était clôt par une escorte militaire. Parmi tout le cortège, des statues de la Liberté, des bonnets rouges, des fasces, des drapeaux tricolores, une reproduction d’un bateau et d’autres symboles se mêlaient aux participants. Le cortège traversa la Seine et a finalisé son parcours au Champ de Mars, où un banquet a été offert aux soldats blessés.

Dowd note la coïncidence que Napoléon s’est distingué dans la prise de Toulon. Il note ce que paraît être une politique dans les cérémonies politiques, consistant à minimiser l’espace à l’armée.

Une des techniques les plus utilisées était celle des cortèges (p. 542). Cette technique consistait en la combinaison de diverses production de peinture et de sculpture, avec des cortèges et des cérémonies colorées, des parades en musique, et la récitation de discours, poèmes, la représentation de pièces de théâtre et de spectacles pyrotechniques. Les cortèges pouvaient être de trois sortes : les fêtes funéraires pour les héros jacobins, les fêtes religieuses (fête de l’Être Suprême) et les célébration des victoires républicaines.

Il voit dans ce trait le signe du changement de régime. Si sous la monarchie l’armée et l’église constituaient les piliers du gouvernement, sous la Révolution aucun d’eux est présent dans les festivals. Les généraux victorieux ne sont pas reconnus publiquement, ni des cérémonies religieuses (des messes ou des Te Dei) sont exécutées. C’est pour cette raison, il argumente, que quelques années plus tard un militaire, le général Napoléon, reprendra le pouvoir à travers un coup-d’état.

Procession de la déesse Raison

Procession de la déesse Raison

La première commission

Tuetey, Alexandre et Jean Guiffrey, éd. La Commission du Muséum et la création du Musée du Louvre (1792-1793). Archives de l’art français. Recueil de documents inédits publiés par la Société de l’histoire de l’art français Nouvelle période. Tome III. Paris: F. de Nobele, 1909.

Ce volume est une collection de « pièces administratives » de la première commission du Muséum, fondée en septembre 1792 par Jean-Marie Roland, alors ministre de l’Intérieur. Elle est formée par les artistes Jean-Baptiste Regnault, François-André Vincent, Jean-René Jollain et Pierre Cossard, ainsi que par le miniaturiste Pierre Pasquier et le mathématicien Charles Bossut. Les auteurs sont deux monstres des archives français du début du XXᵉ siècle : Alexandre Tuetey et Jean Guiffrey : le volume est disponible ici. Le père d’A. Tuetey, Louis, avait déjà publié les Procès-verbaux de la Commission des monuments et les Procès-verbaux de la Commission temporaire des arts. Ils sont donc, des spécialistes de l’art au temps de la Révolution.

Dans les premières huit pages de ce recueil, Tuetey et Guiffrey offrent un préface où ils exposent l’état du débat. Il faut dire que l’apport de Tuetey et Guiffrey a été de la plus grande importance, puisque l’historiographie autour de la fondation du Musée du Louvre se réduisait à des spéculations, faut de documents d’archive, et à un discours très incliné à donner raison à la version donnée à l’époque par le peintre Jacques-Louis David. David a réussit à faire supprimer cette commission, ainsi que la Commission des monuments qui a opéré entre 1791 et 1794 dans l’administration des biens artistiques.
Le peintre Jacques-Louis David

Le peintre Jacques-Louis David

Ils signalent certains auteurs, comme Louis  Courajod (dans son œuvre Alexandre Lenoir, son journal et le Musée des monuments français. 3 vol. Paris: H. Champion, 1878), qui considéraient cette commission comme une « grotesque association d’incapables » qui « géra tranquillement le Muséum depuis la fin de l’année 1792 jusqu’au 27 nivôse de l’an II [16 janvier 1794] ». Ils reprennent, en fait, les critiques formulées par David, qui étaient exactement les mêmes qu’il avait fait contre la Commission des monuments. Ce sont les mêmes critiques exposées par J.B.P. Lebrun dans ses Réflexions sur le Muséum national, qui a été un des grands critiques de Roland, depuis que ce ministre n’a pas voulu le nommer à la Commission du Muséum.

Le volume reproduit 218 documents concernant la Commission du Muséum. Ils sont datés depuis le 16 septembre 1792, jusqu’au 15 vendémiaire an III. On y trouve des décrets, des lettres, des instructions et très intéressant, des catalogues. Dans la partie finale du document, en plus de la classique « Table alphabétique des nombs », il se trouve aussi une « Classification des documents » par sujets. Les documents sont signalés selon ils sont

  1. Décrets et rapports. – Nomination et départ des commissaires. – Attaques contre la Commission du Muséum. Défense. – Considérations générales.
  2. Recherche et livraison des tableaux et des objets d’art devant être exposés au Muséum
  3. Restauration des tableaux
  4. Ouverture et aménagement intérieur du Muséum. – Garde. – Comptabilité
  5. Affaires diverses

Cette classification nous laisse voir les critères qui ont conduit la recherche menée par Tuetey et Guiffrey aux Archives Nationales. Parmi les documents, on y trouve la controverse entre J.B.P. Lebrun et le ministre Jean-Marie Roland. Quoique la motivation de Lebrun était le rejet de Roland, la discussion qu’ils ont soutenue a porté sur la conservation de tableaux et sur l’arrangement des tableaux dans le Musée du Louvre. Un autre document intéressant est le catalogue des 125 tableaux trouvés à la Surintendance de Versailles et transportés au Musée du Louvre.

Enfin, d’autres documents qui apportent des informations biographiques des commissaires et d’autres artistes de l’époque.