Jouin, Céline. « Carl Schmitt à Nuremberg. Une théorie en accusation ». Genèses no 74 (2009): 46‑73. doi:10.3917/gen.074.0046.
L’article parle du procès contre Carl Schmitt à Nuremberg, instruit par le juriste Robert Kempner, cherche à discuter sur les raisons du procès contre Schmitt, sur la stratégie des deux juristes au long des interrogatoires et surtout, sur les raisons de Kempner pour avoir caché le procès-verbal d’un des interrogatoires.
L’auteur signale une coïncidence : en 1933, Schmitt et Kempner avaient essayé d’endiguer la montée du parti de Hitler, le NSDAP, chacun à leur manière. Schmitt s’appuyait sur l’article 48 de la Constitution de Weimar, qui octroyait des pouvoirs extraordinaires au président, afin de lui permettre faire face aux communistes et aux nazis. Cependant, après l’édiction de la loi sur les pleins pouvoirs du 24 mars 1933, Schmitt s’est passé du côté nazi. Il a été arrêté en 1945 et libéré l’anée suivante. En mars 1947 il a été arrêté pour la deuxième et dernière fois à Berlin, et conduit par train jusqu’à Nuremberg, devant le procureur suppléant Robert Kempner.
Par contre, Kempner, avait travaillé au Ministère de l’Intérieure prussien. Göring lui-même l’avait licencié à cause de son extraction juive. Il s’était engagé contre le parti nazi, puis arrêté et emprisonné par la Gestapo et finalement avait réussi à se réfugier d’abord en Italie et en suite aux Etats-Unis, où il est devenu conseiller de Roosevelt. Il a été un homme fondamental des Tribunaux de Nuremberg, puisqu’il a, entre autres, découvert le texte de la Conférence de Wansee.
Rappelons qu’il y a eu treize « procès de Nuremberg ». Le plus célèbre reste le premier, qui a été le seul a avoir été jugé par un tribunal international, composé de juges et de procureurs des quatre puissances vainqueurs. Lors de ce procès, douze « grands criminels de guerre » ont été condamnés. Parmi eux, Hermann Göring et Alfred Rosenberg. Le reste de procès ont été menés par un tribunal militaire américain entre 1946 et 1949. Kempner a travaillé au tribunal américain de Nuremberg comme suppléant de Robert Jackson, procureur général du premier tribunal et, après sa démission, comme suppléant de Telford Taylor, nommé à la place de Jackson.
Procès de Nuremberg. Les accusés dans leur box, circa 1945-1946.
Au premier rang, de gauche à droite : Hermann Göring, Rudolf Heß, Joachim von Ribbentrop, Wilhelm Keitel. Au deuxième rang, de gauche à droite : Karl Dönitz, Erich Raeder, Baldur von Schirach, Fritz Sauckel. Source : Wikipédia
Aujourd’hui, on connait quatre procès-verbaux des interrogatoires de Schmitt, ménés par Kempner les 3, 11, 21 et 29 avril 1947. Cependant, Kempner avait dissimulé celui du 11 et il a été retrouvé dans ses archives après sa mort. Il a été publié en anglais par Bendersky dans la révue Telos, en juillet 2007. Il faut ajouter les rapports écrits par Schmitt qui répondent à quelques points de l’interrogatoire de Kempner :
- « Dans quelle mesure avez-vous fourni les fondations théoriques de la politique hitlérienne du Großraum? »
- « Réponse au reproche : vous occupiez un poste décisif pour participer à la préparation de la guerre d’agression et aux délits qui lui sont liés ».
- « La position du ministre du Reich et du chef de la chancellerie du Reich » ou « Rapport-Lammers », publié par Schmitt en 1958 dans les Verfassungsrechtliche Aufsätze sous le titre « Der Zugang zum Machthaber ». Il a été publié plus tard par le même Schmitt sous le titre Gespräch über die Macht und den Zugang zum Machthaber en 1994.
- « Pourquoi les secrétaires d’Etat ont-ils suivi Hitler ? » ou « Rapport-Weiszäcker », publié par Schmitt en 1958 dans les Verfassungsrechtliche Aufsätze sous le titre « Das Problem der Legalität ».
Carl Schmitt. Source : ?
Déjà, dans les publications de Kempner, Bendersky avait souligné des inconsistances et des manipulations. Dans « The Nuremberg Tirals as Sources of Recent German Political and Historical Material (in American Political Science Review, n° 2, juin 1950), et dans Das Dritte Reich im Kreuzverhör, 1969, ainsi que dans son autobiographie. En effet, il n’avait pas voulu faire publics les transcriptions des interrogatoires tels qu’ils se sont déroules. Mais dans le deuxième questionnaire la manipulation de Kempner reste plus claire. Le but de cette manipulation reste, cependant, l’objet de spéculations.
Après avoir été libéré, Schmitt affirme qu’aucune accusation avait été prononcé contre lui lors de sa deuxième arrestation. Par ce fait, on ne sait pas si le Tribunal de Nuremberg le considérait un témoin ou un accusé ; même Kempner n’est pas claire à ce respect. (p. 51). Quand les interrogatoires commencent, Schmitt demande à savoir s’il est accusé. Kempner réponde que « ça reste à voir ». Mais quand même, Kempner prévient Schmitt qu’il n’est pas obligé à faire des déposition qui pouvaient l’incriminer, figure propre au droit américain.
D’après les propres positions de Schmitt, le droit à appliquer serait celui du vainqueur. Dans le tribunal de Nuremberg, donc, c’est le droit américain qui prévaut. Cependant, ni dans la charte de Londres ni dans l’ordonnance n° 7 qui règlementent le tribunal, on donne préférence au droit continental de la preuve. Il s’agit donc d’un juge qui instruit, qui décide de l’admissibilité des preuves, à différence du juge d’après le droit américain, qui « tire » les preuves « des mains de l’accusation » (p. 52). Cette attitude ne réponde seulement à la tendance déjà existante dans le droit international de l’époque, d’abandonner la procédure anglo-saxonne de la preuve, mais aussi à un besoin tactique afin de simplifier la présentation de preuves et d’éviter que les accusés nazis puissent s’excuser sur le devoir d’obéissance (p. 53).
Dans la pratique, le tribunal a constitué ses propres règles. Schmitt n’a pas tort de comparer le Tribunal de Nurember à un tribunal révolutionnaire, puisque il tire de lui-même la légitimité, et non de la légalité. Il pousse plus loin sa critique quand il affirme que, à différence du droit classique d’occupation, la paix cherchée par le tribunal de Nuremberg signifie « remodeler la structure politique d’un pays en profondeur » (p. 55).
Quant au procès particulier contre lui, Schmitt adopte une stratégie qui cherche à concentrer les accusations dans l’interprétation des textes. L’accusation du tribunal se centrait sur l’appuie donné par Schmitt au parti nazi, et à la publication des oeuvres. On lui reproche, en gros, avoir apporté le fondement idéologique de la doctrine nazi. Alors, Schmitt décide de ne pas nier les faits : « si les faits sont incontestables, pourquoi en parler ? » Il s’agissait donc d’un problème d’interprétation des écris de Schmitt. Alors, comme l’affirme l’auteur : « C’est bien parce qu’il s’agit d »interpréter une oeuvre que la pratique judiciaire de la vérification se heurte à des obstacles insurmontables » (p. 56).
La stratégie ou, si certains le préfèrent, la ruse, consiste en séparer les terrains de la science et de l’idéologie. Ce faisant, il oblige le Tribunal à accepter que les faits se prouvent grâce à des pièces de conviction ; les idées se démontrent avec une thèse. Et en conséquence « Par le raisonnement, un fait ne peut être que probable, sa vérité, un constat, ne signifie rien de plus que la coïncidence entre un énoncé et ce qu’il désigne, ce qui n’a rien à voir avec la vérité d’un énoncé théorique » (p. 59). Alors, les probabilités de Kempner face à Schmitt étaient minces.
Or, Bendersky a pu comparer des documents d’archive et a trouvé non seulement la dissimulation du deuxième questionnaire, mais aussi des manipulations. Des parties supprimés, par exemple des plaintes de Schmitt qui permettent savoir les conditions matérielles de sa défense ; l’aveu de Kempner de ne pouvoir pas décider sur le sort du professeur ; la pétition de Kempner de rédiger le « Rapport-Lammers et le « Rapport-Weiszäcker » et, enfin, des détails sur la libération de Schmitt.
Enfin, l’auteur conclu qu’on ne peut pas savoir sur les véritables raisons de Kempner pour cacher l’interrogatoire. Cependant, la figure de l’avocat militante reste l’objet d’études qui permettront d’éclaircir le débat.
Quelques références bibliographiques que j’ai tiré de l’article :
- BENDERSKY, Joseph W., 1983, Carl Schimitt. Theorist for the Reich, Princeton, Princeton University Press
- BENDERSKY, Joseph W., 1987, « Carl Schmitt at Nuremberg », Telos, n° 72, 91-129
- BENDERSKY, Joseph W., 2007, « Carl Schmitt’s Path to Nuremberg: A Sixty-Year Reassessment », Telos, n° 139, 6-43
- KEMPNER, Robert, 1950, « The Nuremberg Trials as Sources of Recent German Political and Historical Material », American Political Science Review, vol. 44, n° 2, 447-459
- LORAUX, Nicole, 1997, La cité diviée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot (Critique de la politique)
- MONOD, Jean-Claude, 2006, Penser l’ennemi, affronter l’exception. Réflexions critiques sur l’actualité de Carl Schmitt, Paris, La Découverte, (Armillaire)
- SCHMITT, Carl, 2001 [1950], Le nomos de la terre dans le droit des gens du Jus Publicum Europaeum, Paris, PUF (Léviathan), (éd. orig., Der Nomos der Erde im Völkerrecht des Jus Publicum Europaeum, Cologne, Greven)
- SCHMITT, Carl, 2007, La guerre civile mondiale. Essais 1943-1978, trad. Céline Jouin, Maisons-Alfort, Ere (Chercheurs d’Ere, Documents)
- SMITH, Bradley F. 1977, Reaching Judgment at Nuremberg, New York, Basic books