Gargantua à Liliput

Résultat de recherche d'imagesShafak, Elif. Lait noir. Valérie Gay-Aksoy (trad.). 10/18 Domain étranger. Paris : Phébus, 2009, 352 pp.

Una versión en español de este artículo puede leerse aquí.

Dans le folklore turc, le lit des accouchées récentes est décoré des cordes aux colifichets en verre, de petits sacs remplis de cumin et des clochettes. Au moins deux vieilles femmes montent garde afin d’éviter que les mauvais djinns s’emparent de la jeune mère. Quand ils essaient de se l’approprier, ils tirent fortement des cordes du lit : les grelots sonnent, le cumin se répande au sol et les vieilles dans l’habitation tirent de l’autre bout. Le combat dure quarante jours et si les vieilles ne cèdent pas, les djinns se fatiguent et peu à peu quittent les lieux. Mais si les mauvais génies le remportent, le lait de la mère commence pour s’épaissir et se cailler jusqu’à prendre une couleur noire. Son cœur finit par pourrir et elle devient la proie des djinns. Elif Shafak tire le titre de son livre de cette croyance populaire : Lait noir.

C’est une tâche difficile de dire à quel genre classer Lait noir. « Ce livre n’est pas un roman », affirme l’auteur dans une épigraphe (p. 33). Est-ce un essai ? De la fiction, de la fantaisie ? C’est que ce livre, c’est un texte ambigu lu à plusieurs vitesses : légèrement ou sérieusement, de l’érudition aux anecdotes. La première impression nous dit que c’est une autobiographie, car le récit oscille de la première à la troisième personne, les souvenirs se succédant aux biographies et aux dialogues absurdes.

Résultat de recherche d'images pour "elif shafak"

Elif Shafak. Source

Dès les premières pages, Shafak explique la raison pour publier Lait noir. Il résulte de la dépression postnatale qu’elle a subi après la naissance de sa fille en 2006. En effet, ce livre sert de prétexte pour réfléchir sur le besoin d’écrire ; après un certain temps — dix mois —, devant la terrible expérience de la dépression et la responsabilité d’être mère, ce besoin s’est imposé chez Shafak avec force et comme une source d’inspiration.

Le point de départ du livre c’est la perfection exigée par la société aux femmes, et plus particulièrement aux mères : elles n’ont pas le droit à se tromper. Cela est le produit de l’impossibilité de dire du mal de la maternité, car on ne considère que le côté aimable et heureux. Entre ironie et tristesse, Shafak imagine un jeu cruel dont le score évalue les erreurs commises par les mères en prenant soin de leurs bébés (p. 285) :

  • Prendre brusquement bébé de son berceau et provoquer chez lui des vomissements : -15 points
  • Houspiller et morigéner les autres pour se dédouaner de ses propres erreurs : -25 points
  • Ne pas se sentir à la hauteur : -30 points
  • Paniquer dès que bébé se met à pleurer et faire redoubler ses pleurs : -50 points
  • Comme bébé pleure de plus belle, éclater à son tour en sanglots et ne plus pouvoir s’arrêter alors même que bébé s’est déjà calmé : -70 points

De la même façon qu’une dépression constitue une étape obscure entre deux moments au moins normaux, Shafak décide que Lait noir soit un témoignage destiné à disparaître (« Ce livre a été écrit pour être oublié sitôt lu », p. 9). C’est le récit de la traversée du purgatoire. Enfin, c’est l’histoire d’une « saison éphémère » (p. 10).

Cependant, cette approche donne lieu à des incohérences. Kate Clanchy, critique littéraire du journal The Guardian, remarque que pour être un livre sur la dépression postnatale, Lait noir dédie très peu de place à cette maladie : seulement quelques pages dans les chapitres finaux sous la forme d’une allégorie parmi autant d’autres employées dans le livre. Dire plutôt que c’est un récit des origines de la dépression de Shafak et non de la maladie elle-même serait donc plus exact.

Lait noir a le mérite de souligner l’aspect universel de la maternité. Cela veut dire que Shafak se présente comme une personne dont il se trouve être une femme, telle une écrivaine qui découvre d’autres traits de sa féminité grâce au fait de devenir mère. Cette réflexion naît de la question posée lors d’une conversation avec la doyenne des belles-lettres turques Adalet Agaoglu (n. 1929) : est une femme capable de mener en même temps et avec succès la maternité et une carrière littéraire ? (Lait noir, p. 56). Pour répondre, Shafak s’interroge à propos des possibles rapports entre grossesse et l’art d’écrire par deux voies : la première introspective et personnelle, en détaillant ses réactions et pensées, la seconde externe et historique, à travers des exemples de biographies d’auteurs célèbres.

Shafak commence par montrer son « monde intime », c’est-à-dire plusieurs aspects de sa personnalité avant, pendant et après que la maternité est devenue une vraie option dans sa vie. Pour cela, elle met en scène ce qui constitue sans doute la qualité formelle la plus distinctive du livre : un « chœur de voix intérieures ». Composé par des femmes miniature imaginaires, ce « harem interne » incarne plusieurs aspects du caractère de l’auteur. Nous rencontrons alors Miss Cynique Intello, Miss Ego Ambition, Miss Intelligence Pratique, Dame Derviche, Maman Gâteau, ou Miss Satin Volupté. Leurs dialogues absurdes, leurs débats et bagarres — parfois à coups de poing — peuvent amuser et atteindre une certaine profondeur et subtilité.

Clanchy signale que, contrairement à ce qu’il prétend, le chœur de voix intérieures tourne au détriment de l’aspect intime du récit. Les femmes miniature apparaissent dans les moments où Shafak se sent menacée ou inconfortable. De plus, toute allégorie représente un état d’âme différent à celui de l’auteur, alors Shafak finit par révéler moins d’elle-même que ce qu’elle voulait.

Le second chemin explore de manière plus ou moins savante d’un choix de biographies de femmes de lettres ; plus précisément, de l’attitude de quelques-unes vis-à-vis de la maternité. Nils C. Ahl, critique au Monde, affirme que « la littérature n’est rien d’autre qu’un être humain qui écrit ». À partir de cette idée, on peut dire que l’exercice collectif de rédaction est au cœur de cet art et il prolonge cet « être humain qui écrit ». D’après Ahl, Shafak s’approprie d’« un moi universel, d’un moi qui écrit, celui de l’auteur, mais pas seulement – celui de Virginia Woolf, de Sylvia Plath, de Simone de Beauvoir, et de nombre d’autres femmes écrivains » et dont elle fait partie à travers son travail quotidien. En effet, dans les pages de Lait noir se succèdent des auteures réelles ou fictives — depuis Firuze, sœur hypothétique du poète turc Fuzuli (1494-1556), jusqu’à J.K. Rowling (1965), en passant par Sofia Tolstoï (1844-1919) ou Virginia Woolf (1882-1941) —, toutes avec une réponse personnelle à la maternité qui va du rejet absolu à la soumission, la surprise ou encore l’acceptation involontaire.

Cependant, Clanchy remarque que le choix d’auteurs majoritairement est d’origine occidentale et Shafak s’efforce de les accorder à son récit de la même manière qu’elle le fait avec ses femmes miniature. Par exemple, lors d’un banquet imaginaire entre les écrivaines Simone de Beauvoir (1908-1986), Yuki Tsushima (1947-2016) et Sevgi Soysal (1936-1976), où elle les fait partager des positions inconciliables dans la vraie vie (Lait noir, pp. 162-166). Difficilement, affirme Clancy, de Beauvoir pourrait admettre que toute réponse à une question est appropriée.

D’après Clanchy, Shafak oublie que de la même façon que le monde de la maternité, celui de la dépression postnatale n’est pas lilliputien comme ses femmes miniature, mais gargantuesque ; ce n’est pas le point de faire le portrait de poupées, mais de reconnaître des monstres. « Les problèmes de la maternité et de l’individualité sont plus grands, plus politiques, plus viscéraux et intimes » que le récit de Lait noir. Malheureusement pour Shafak, d’un côté l’hétérogénéité de styles en si très peu d’espace fait le message difficile à comprendre — cela vaut la peine de se soucier, ou c’est juste un conte à dénouement heureux ? — . De l’autre, son obsession pour raconter sa vie en bagarres entre lutins de caricature ne rend pas service au lecteur. D’où le fait de réserver une place si petite aux hommes — une seule page à la fin du livre, dans l’épilogue clôt par la phrase bienveillante « donnerait pour un autre livre » (p. 347) — malgré l’intention de présenter la maternité comme une expérience universelle.

Pour finir, Lait noir offre quelques fragments brillants par sa forme. Par exemple, le chapitre à propos de Firuze (« La sœur de Fuzuli », p. 57-67), la sœur fictive du poète turc Fuzuli (1483-1556) c’est un de ces éclats. Pour l’écrire, Shafak s’est inspiré de l’essai de Virginia Woolf A Room of One’s Own, où Woolf imagine Judith, la sœur de Shakespeare, afin d’illustrer la destinée d’une femme aussi compétant qu’un homme. Un autre exemple c’est le chapitre « Ce que savent les pêcheurs ». Dans à peine une dizaine de pages l’auteur va d’une réflexion sur Sofia Tolstoï, à une scène absurde entre les femmes miniatures, en passant par une touchante description du lever du soleil à Istanbul et une belle parabole sur les pêcheurs qui explique l’effort quotidien d’écrire malgré de maigres résultats (Lait noir, p. 107-119).

Christophe Frey, Estambul. Source

C’est un autre fragment que je veux garder, un paragraphe sur Istanbul, dont on dirait une carte postale de n’importe quelle mégalopole comme Sao Paulo, Mexico, Le Caire ou New Delhi. Ce passage montre, encore une fois, la capacité d’Elif Shafak pour s’adresser à des lecteurs de tout le monde :

Des gens qui s’agitent de tous côtés, des bus pleins à craquer, des bâtisses tristes à pleurer, des rues étriquées, des étals ambulants inondés de contrefaçons de Gucci, de Versace bon marché ; des enfants des rues armés d’un chiffon sale qui essaient de grappiller quelques sous en nettoyant les vitres des voitures ; des agents de la police municipale, las et blasés de faire la chasse aux marchands ambulants ; des panneaux publicitaires vantant les fabuleux produits d’une existence radieuse ; une ville ni moderne ni traditionnelle qui tâche d’opérer la synthèse entre ses contradictions, des embouteillages, des tuyaux qui éclatent… Des Stambouliotes qui la mettent à mal et Istanbul qui tient le coup malgré eux, et puis un perpétuel chaos, rien qu’un perpétuel chaos… Voilà ce que je vois quand je regarde autour de moi. Qu’attend-elle donc que je dise ?

Liste d’auteurs cité.é.es par Elif Shafak

  1. Friedrich Nietzche (épigraphe p. 21)
  2. Adalet Agaou (1929)
    • Se coucher pour mourir 1973
    • Non, 1987
    • Un été romantique à Vienne, 1993
    • « Deux feuilles », nouvelle, Siècle 21, n 8, Esprit des Péninsules, 2006
  3. Fuzuli (ca. 1480-1556), pseudonyme de Mehmet Bin Süleyman
  4. Leylâ ve Medjnûn.
  5. Virginia Woolf
  6. Firuze (sœur fictive de Fuzuli)
    • Une chambre à soi
  7. Hafiz (1325-1389), poète
  8. Nesimi (fl. 1339-1344, probablement décédé en 1418), poète
  9. Namik Kemal (1840-1888), poète, journaliste, romancier et dramaturge
  10. Musa Kâzim, grand mufti d’Istanbul
    • Liberté-Egalité
  11. Fatma Aliye (1862-1936), première femme romancière turque
  12. Ahmed Midhat (1844-1912), romancière et journaliste
  13. Nadine Gordimer
  14. Margaret Atwood
  15. Anita Desai
  16. Jhumpa Lahiri
  17. Ann-Marie Mac Donald
  18. Maureen Freely
  19. Halide Edip Adivar (1884-1964), romancière, dramaturge et traductrice
    • Rue de l’épicerie aux mouches
    • La Maison aux glycines
    • Handan
  20. Sevgi Soysal
    • Tante Rose
    • L’Aurore
  21. Şebnem İşigüzel (1973)
  22. Feride Çiçekoğlu (1951)
  23. Ursula K. Le Guin
  24. Emily Dickinson
  25. Charlotte Brontë
  26. Dorothy Parker
  27. Lillian Helman
  28. Patricia Highsmith
  29. Iris Murdoch
  30. Jeanette Winterson
  31. Zadie Smith
  32. Amy Tan
  33. Kiran Desai
  34. J.K. Rowling
  35. Toni Morrison
  36. Sylvia Plath
    • Ariel
  37. David Rieff
  38. Susan Sontag
  39. Guy Raphael Johnson
  40. Maya Angelou
  41. Muriel Spark
  42. Pearl S. Buck
    • The Good Earth (trilogie)
    • This Proud Heart
    • The Townsman
  43. Iris Murdoch
  44. John Bayley
  45. Ludwig Wittgenstein
  46. Ömer Seyfettin (1884-1920)
    • L’Étrille
  47. Walter Benjamin
  48. León Tolstoï
  49. Sofia Adreïevna Bers, femme de Tolstoï et sa secrétaire personnelle. Elle n’a pas laissé d’œuvre écrite, mais elle était chargée de transcrire plusieurs fois les romans de son mari.
  50. Ted Hughes
  51. Mary Ann Evans, alias George Eliot
  52. Nihal Yeğinobalı, alias Vincent Ewing
    • Young Girls
  53. Amantine Aurore Lucile Dupin, alias George Sand
  54. Jane Austen
  55. Anaïs Nin
  56. Simone de Beauvoir
    • Le Deuxième sexe
  57. Jean-Paul Sartre
  58. Raymond Aron
  59. Yuko Tsushima
    • L’Enfant de fortune
  60. Julia Kristeva
  61. Zelda Sayre Fitzgerald
  62. Francis Scott Fitzgerald
    • The Great Gatsby
  63. Ernest Hemingway
  64. Alissa Zinovievna Rosenbaum, alias Ayn Rand
    • The Fountainhead
    • Atlas Shrugged
    • Hymne
  65. Doris Lessing
  66. Emine Semiye